Anne Lehoërff
Mettre au monde le patrimoine
L’archéologie en actes
Paris, Ed. Le Pommier, 2023, 140 p., 15,00€
Spécialiste de la protohistoire européenne et titulaire de la chaire d’excellence « Archéologie et patrimoine » à Cergy Paris Université, Anne Lehoërff analyse dans ce riche petit livre la notion de « patrimoine », un mot « vertigineux ». Le patrimoine ressortit à une multitude de domaines : juridique, artistique et politique, écologique, économique et scientifique. Il n’échappe pas à l’emprise idéologique, à une mythologie fantasmée, à la criminalité. La définition originelle du terme « patrimoine » trouve sa base dans le droit romain qui le désigne « comme l’ensemble des biens hérités, et acceptés, transmis d’une génération à une autre, appartenant à une entité privée ou publique ». Le patrimoine s’inscrit nécessairement dans la temporalité dès lors qu’il porte la mémoire des différentes cultures et, à travers elles, celle de toute l’humanité.
Lehoërff, voulant éclairer un public élargi, décrit les différentes étapes qui ont marqué l’histoire de l’archéologie, caractérisée à la fois par des avancées et par des blocages juridiques ou politiques. La légitimité durement acquise de l’archéologie comme discipline scientifique s’avère aujourd’hui établie. En France du moins, l’archéologie est « encadrée, reconnue, légitimée ». D’abord dépendante de critères esthétiques, l’archéologie s’est modifiée grâce à la préhistoire où l’invention (en 1950) du radiocarbone a joué un rôle essentiel en permettant la datation. Grâce à ce tournant, l’objet d’étude de l’archéologie s’est étendu aux ossements, pollen, pierres, bref à tout ce qui constitue des traces. L’archéologue examine les indices, il intègre des équipes scientifiques pluridisciplinaires qui étudient aussi bien en laboratoire que sur le terrain.
Lehoërff a adopté très tôt la devise « la connaissance rend libre » et elle nous enseigne beaucoup. Le lecteur peut découvrir ce qu’est, pour l’archéologue, un « objet orphelin » (objet arraché à son environnement, par ignorance, colonisation, pillage, catastrophes naturelles…). L’auteure insiste sur la nécessité de respecter les compétences et dénonce les dégâts faits par l’amateur de fouilles en promenade qui ôte l’objet de son environnement, donc de tout le contexte absolument essentiel. En effet, le contexte dans lequel se trouve l’objet compte autant que l’objet lui-même, comme y avait déjà insisté, il y a plusieurs décennies, André Leroi-Gourhan. C’est du reste à la suite de ce grand anthropologue préhistorien et quasiment prophète qu’Anne Lehoërff aborde la question délicate de l’exposition des objets de fouilles au musée, engendrant de nombreuses polémiques quant à leur mise-en-scène ou en site. S’ajoute à cela, l’intervention (parfois bénéfique évidemment) des nouvelles technologies immersives.
Pour l’auteure, l’archéologie ressemble à la maïeutique socratique, elle fait œuvre de sage-femme, d’où le titre du livre « Mettre au monde le patrimoine ». Il s’agit de donner vie à quelque chose qui était enfoui, de faire revivre à partir des traces afin de comprendre le passé et du même coup le présent de l’humanité : « Si ces scientifiques exhument le passé, c’est pour l’analyser, le comprendre, et l’inscrire dans le monde contemporain et ses dynamiques ». Or ce monde contemporain se trouve animé par des idéologies qui s’opposent parfois à cette histoire des « filiations humaines »
et des migrations que la discipline archéologie-préhistoire retrace. Rappel important : « il convient de ne jamais perdre de vue que la manière d’aborder le passé est toujours éminemment politique, surtout lorsqu’il s’agit de la question des origines ».
La géopolitique, le droit international et l’éthique s’entrelacent à l’archéologie : la restitution du patrimoine soulève des questions difficiles car on ne traite pas les restes humains de la même manière que les autres « vestiges ». Loin de l’image fantasmatique d’une chasse au trésor, l’archéologie est « une mosaïque mondiale qui demande de l’attention et de la réflexion ».
Chacun d’entre nous a eu l’occasion de constater au cours de ses voyages que des musées d’à peu près n’importe quoi surgissent partout (musée de la Saucisse, de la capsule… etc.). Aussi, le livre de Lehoërff s’impose-t-il pour tenter de savoir de quoi on parle en recourant au terme « patrimoine ». Est-ce qu’une saucisse a la même valeur patrimoniale que les séculaires khatchkars (croix sculptée en pierre tombale) des cimetières arméniens broyés au bulldozer par l’Azerbaïdjan ? Lehoërff ne manque pas de mentionner le problème du vandalisme. Celui-ci vise le patrimoine en tant que représentant symbolique d’une autorité à éliminer, comme l’ont montré lors de la Révolution française les destructions terribles de monuments et d’œuvres d’art que des hommes comme l’abbé Grégoire auront tenté de sauver. Pour y parvenir, l’abbé Grégoire avait fait appel à l’intérêt national, en déclarant que ces objets sont désormais des « objets nationaux qui, n’étant à personne sont la propriété de tous ». Anne Lehoërff évoque l’engagement de nombreux auteurs comme Victor Hugo ou Chateaubriand et l’on se souviendra des pages pleines d’émotion qu’un Michelet consacrait à l’action salvatrice et héroïque d’Alexandre Lenoir. En somme, la notion de patrimoine est « consubstantielle à la question de l’État-nation ».
Le patrimoine s’avère également objet de convoitise. Aussi Lehoërff établit-elle différentes classes de « pillage ». Il y a l’amateur promeneur qui dégrade innocemment le patrimoine, il y a celui qui doit nourrir sa famille et trafique par misère. Viennent ensuite « les vrais méchants » ceux qui alimentent la guerre par le trafic, ceux qui « massacrent, anéantissent, éradiquent par idéologie fanatique, car le passé tel qu’il paraît au monde ne leur convient pas » : tels les Talibans qui dynamitèrent les bouddhas de Bâmiyân, les terroristes de Daech et leurs destructions opérées en Irak ou en Syrie. L’auteure ajoute que ces exemples ne sont bien sûr pas les seuls : « Tous les jours, parfois en silence, un passé qui déplaît est ainsi éliminé, dans un acte de néantisation extrême ». Les Arméniens en savent quelque chose.
Si le savoir de l’archéologue témoigne aujourd’hui d’un enrichissement notable, à l’inverse, de nombreux facteurs, parmi lesquels le communautarisme, ont fragilisé le regard sur le passé. Car l’archéologie et la préhistoire ont trait à la question des origines et celle-ci fonde des récits fantasmés alimentant des idéologies qui peuvent mener à la mort de ceux qui, patiemment, cherchent en réfléchissant (comme le savant Khaled al-Assad, chef des antiquités du site de Baalshamin, assassiné par Daech dans la destruction de Palmyre).
Le patrimoine peut être pris en otage, servir à des transactions honteuses. Nous évoquerons quant à nous en exemple le financement par l’Azerbaïdjan destiné à la « restauration » d’œuvres au Vatican et qui, du même coup, a pu museler le Pape François, l’empêcher de dénoncer nommément la dictature d’Aliev comme responsable des exactions atroces commises à l’encontre des Arméniens et de leur patrimoine dans le Haut-Karabagh. La destruction du patrimoine arménien par l’Azerbaïdjan n’est pas une nouveauté. L’on gardera et regardera précieusement les photos et les travaux que le chercheur Jurgis Baltrušaitis avait réalisé au début du XXe siècle dans la province anciennement arménienne du Nakhitchevan (1). Ses photographies revêtent plus que jamais un caractère historique, elles témoignent de ce qui a existé et a disparu. Les deux mille pierres tombales qui restaient encore en 1998 ont été détruites entre 1998 et 2002 par les autorités azéries qui ont finalement tout cassé, écrasé et rasé au bulldozer en 2005. Anne Lehoërff dit bien « la difficulté de penser un avenir dès lors que le passé est effacé ».
Chakè MATOSSIAN
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(1) Ch. Matossian, « Jurgis Baltrušaitis et l’entrelacs – Logique de la distorsion »,
in La Part de l’œil, n°37, Bruxelles, 2023. Le texte est issu de la conférence donnée au Collège de France, https://www.college-de-france.fr/fr/agenda/seminaire/maitres-oublies/jurgis-baltrusaitis.
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