LIVRES – Persistance du merveilleux (Le petit peuple de nos machines)

Nicolas Nova

Persistance du merveilleux

(Le petit peuple de nos machines)

Premier Parallèle, 2024, 

224 p., 22,00€

Nicolas Nova, anthropologue et professeur à la HEAD-Genève, a disparu très récemment, le 31 décembre 2024, à 47 ans. Son livre, Persistance du merveilleux, sorti en novembre 2024, montre combien le monde enchanté peuplé de fées, elfes, trolls et autres personnages imaginaires et mythiques plus ou moins maléfiques, continue d’exister dans l’univers des outils numériques. A l’encontre de ceux qui voient le monde comme désenchanté, Nova repère une persistance du merveilleux à travers les créatures mythologiques et folkloriques de la technologie dont il examine l’évolution inévitable liée au contexte et au milieu (ce que l’on nomme « écotypification »).  

L’auteur classifie les monstres numériques (il établit une tératologie nouvelle), retrace la lignée de certains d’entre eux dont les noms remontent à la mythologie grecque (centaure, daemon), aux bestiaires médiévaux, à la mythologie celtique, nordique (troll) ou hindoue (avatar). Il rappelle la signification des mots, leur étymologie et les changements de valeur qu’un terme a subis, comme celui de « merveilleux », tantôt dévalorisé car synonyme de superstition, tantôt rehaussé par des courants littéraires. Ces derniers (avec, par exemple, Hoffmann, Tolkien, Lovecraft…) témoignent des origines narratives de certains personnages qui animent des jeux vidéo ou des programmes informatiques. L’examen de mots comme « monstre », « merveilleux », « fantôme », « sprites» (sorte d’elfe, dont le nom dérive du « spiritus » latin) et de leur évolution au fil du temps (« daemon » ou démon qui va de Socrate à Selfridge en passant par Milton et le « démon de Maxwell ») permet à Nova d’insister sur l’enjeu de l’usage d’une métaphore, nécessairement chargée d’histoire et de connotations. Ainsi virus, ver ou « bug » se trouvent-ils connotés au monde médical ou à celui des sciences naturelles et de la biologie, renforçant l’aspect « scientifique » de l’univers technologique dans lequel nous passons chaque jour plusieurs heures. 

L’espace virtuel remplace désormais les lieux où habitaient les créatures féériques (forêt, grottes, montagnes, sources, fleuves). Les miroirs magiques ont cédé la place aux écrans où surgissent des « Glitch » (apparition de formes mystérieuses, visuelles ou sonores). L’on trouve aujourd’hui sur les écrans et derrière eux, des monstres, des fantômes, les « ghosts » (jeux vidéo), des revenants. Des traces numériques de personnes disparues les font revivre à l’état fantomatique (les « creepypasta ») et alimentent les projets de
« deadbot » donnant l’impression aux vivants de pouvoir s’entretenir avec un mort qui leur était cher. 

Parmi les créatures fabuleuses circulant dans nos machines, certaines s’avèrent utiles et d’autres nuisibles. Les daemons ordonnent les tâches à accomplir par/dans la machine et les assistants vous aident, tout en étant intrusifs (Siri). À l’inverse, les virus informatiques nés dans les années 1980 se sont développés pour perturber les systèmes. Malfaisants, ils visent l’espionnage, l’encryptage (de nature auto-réplicative) et forment, avec les vers, trolls, bugs, ou chevaux de Troie, ce qu’on appelle les « maliciels ». Ceux-ci coûtent chaque année des sommes faramineuses aux entreprises et aux institutions : ils révèlent la vulnérabilité des systèmes qu’ils infectent et l’incapacité ou la difficulté des structures sociales, comme le droit, à s’y adapter. 

À l’instar des éthologues, les virologues numériques proposent des catégories dont les caractéristiques ne manquent pas d’évoquer, malgré leur rigueur scientifique, les « bestiaires médiévaux » chargés de merveilleux. Semblables aux mirabilia du Moyen-Âge, les créatures informatiques suscitent crainte et curiosité. Elles relèvent du leurre, de l’appât destiné à piéger la proie. Bien sûr, les sociétés productrices d’antivirus entretiennent cette atmosphère d’étrangeté et de mystère qui sert leurs intérêts économiques. 

Le folklore technologique se soutient par du narratif, par une anthropomorphisation, par un effet de réel. Les êtres étranges deviennent des compagnons d’interaction, dans les jeux et les échanges verbaux, ils produisent des « effets de personne ». L’humanisation de la machine n’est pas une nouveauté, elle existe depuis l’Antiquité, comme le rappelle Nova, avec les automates de Philon de Byzance, de Héron d’Alexandrie, d’Al-Jazari (XIIe s.), de Léonard de Vinci, du jésuite Athanase Kircher (sa statue parlante), de Vaucanson (son célèbre canard digérant), de même qu’avec les trouvailles des horlogers suisses. Toutes ces créations revêtent « un caractère enchanteur et magique du fait de leur action autonome » qui font d’elles les précurseurs des compagnons numériques : tous imitent le vivant et sont programmés.

À partir du moment où les comportements ont été pensés comme des échanges de signaux ils sont apparus comme contrôlables. La simulation du vivant s’est alors appuyée sur les mathématiques dont l’auteur montre le rôle, en mettant en avant Norbert Wiener à l’origine de la cybernétique, Alan Turing et sa « machine », John von Neumann et le modèle mathématique de l’automate cellulaire, suivi par John Conway élaborant un dispositif de simulation, Game of Life. Pour imiter le vivant, il faut aussi tenir compte de la dimension émotionnelle, d’où la recherche pour le développement de l’interface vocal qui engendre, lui aussi, une impression d’étrangeté. 

Nova consacre la dernière partie de l’ouvrage à l’IA (Intelligence artificielle), un super monstre né dans les années 1970 (comme le Basilic de RoKo), progressant d’abord avec peine jusqu’à atteindre la puissance que l’on connaît aujourd’hui, ce pouvoir anxiogène et fascinant. Serons-nous soumis à une super intelligence artificielle ?  La simulation des réseaux neuronaux (« connexionisme ») domine aujourd’hui dans l’écosystème numérique. Il s’agit, nous dit Nova, de « systèmes apprenants » qui engendreront « différentes modalités de collaboration entre IA et humains […] suivant les forces et spécificités de chacun : la capacité de l’IA à traiter de grandes quantités de données rapidement, et celle des humains à faire preuve de créativité, de pensée critique et d’adaptabilité ». Cette collaboration a reçu le nom d’une créature mythologique et hybride, le centaure, mi-cheval, mi-humain. L’inquiétude de l’humain s’explique par l’abîme qu’ouvrent les IA, « leur dimension vertigineuse, sans commune mesure avec leur apparence bénigne sur la fenêtre d’une interface-écran, mais liée à l’immensité des modèles abstraits sur lesquels elles reposent (modèles linguistiques, réseaux de neurones artificiels) ou au nombre de personnes pouvant s’adresser simultanément à un service tel que Claude ou ChatGPT ». Ce sont des « entités gargantuesques », donc « hors norme ou sans précédent dans l’histoire des techniques ». Avide en ressources naturelles (minerais, eau), l’IA pose des problèmes écologiques auxquels s’ajoutent ceux du non-respect de la propriété intellectuelle puisqu’elle se nourrit des œuvres créées par les humains.  

Ces créatures fabuleuses ressortissent au « vivant non organique » qui existe par son ancrage matériel et logiciel, par le substrat électronique et l’énergie électrique. L’ambiance magique est quant à elle maintenue par la rétention d’information quant aux fonctionnements des systèmes, créant une « relation asymétrique entre les concepteurs et les utilisateurs » et une infantilisation de ces derniers. Ce monde fabuleux dans lequel nous nous transportons tous les jours reste somme toute « fugace », nous dit Nova, puisqu’il suffirait d’un black-out pour le faire disparaître. On se souviendra des mots d’Etienne de La Boétie (1530-1563) : « Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres ».

Chakè MATOSSIAN