Piero Calamandrei
Rencontre avec Piero della Francesca
Postface de Carlo Ossola
Editions Rue d’Ulm / Presses de l’ENS-PSL,
2023, 83 p., 15,00€
« Mais ce qui nous a le plus meurtri, c’est de voir nos villes, nos villages, nos campagnes et jusqu’à notre paysage, assassinés de façon préméditée […] ces villages sont la chair de nos chairs et […] le sort d’une coupole peut nous affecter autant que celui de l’époux le plus aimé ou de l’ami le plus proche ». Ces lignes semblent décrire la reprise du génocide culturel que subit aujourd’hui le patrimoine artistique et religieux arménien, victime du vandalisme frénétique mené par le président Aliev en Artsakh. Elles se rapportent à l’Italie des années de guerre et proviennent du discours que Piero Calamandrei (1889-1956), a tenu, en tant que recteur de l’Université de Florence, en 1944. Professeur de droit, antifasciste, il demeure célèbre dans le domaine juridique on lui doit aussi des réflexions sur la question du patrimoine artistique en temps de guerre. Dans ce petit livre consacré à une œuvre particulière de Piero della Francesca (1412 ?-1492), et qui est paru récemment en français, Calamandrei relate sa rencontre avec l’énigmatique fresque peinte par le maître toscan, La Madonna del Parto (autour de 1455) abritée dans une chapelle du village de Monterchi, en Toscane. Chaque village d’Italie (particulièrement en Toscane) possède une merveille artistique qui, en temps de guerre, éveille la haine destructrice de l’ennemi. Les « Huns », comme les appelle Calamandrei, se sont attachés à bombarder, raser, voler, détruire le patrimoine. C’est ainsi que l’on tente d’exténuer l’âme d’une nation, sa vie. Les habitants des villages le savent et il n’est dès lors pas étonnant, lorsqu’on chemine avec Calamandrei à la rencontre des villageois de Toscane, de constater combien ceux-ci et davantage encore les villageoises (« une armée de femmes… mur de femmes intraitables ») s’activent courageusement pour défendre et sauver une œuvre d’art qu’ils considèrent comme protectrice et salvatrice. C’est tout l’esprit du lieu, il faut protéger qui nous protège, sauver ce qui nous sauve.
Calamandrei pense que Piero a peint cette Madonna en hommage à sa mère, originaire de Monterchi. Il décrit la fresque où deux anges marqués par une disproportion typique de Piero, car plus petits que la Vierge, soulèvent les pans d’une lourde tenture mettant en évidence une jeune femme enceinte, au visage grave et austère, une jeune femme toute simple : « c’est là la nouveauté sublime de cette révélation […] A l’intérieur du pavillon fourré d’hermine se trouve une femme de cette terre, de ce peuple, vêtue modestement, sans manteau royal ni riches vêtements, sans aucun ornement symbolique visant à la faire paraître différente des autres femmes : c’est une fille du peuple qui se montre à la porte de sa maison ». A la différence du réalisme des peintres toscans, celui de Piero se montre spiritualisé et c’est avec une incomparable « élévation religieuse » qu’il peint « l’attente de la maternité » non sans saisir simultanément ce qu’éprouvent toutes les mères : « Dans le regard fixe et l’air absorbé de la Vierge, il y a déjà le pressentiment de la Croix qui attend le fils de Dieu : mais toute mère éprouve un tel pressentiment, qui vaut pour tous les enfants des hommes ».
Dans la postface de cet ouvrage, Carlo Ossola (1) signale les interprétations nombreuses auxquelles aura donné lieu la Madonna de Piero della Francesca, non seulement dans les arts plastiques mais aussi au cinéma et en musique. D’une part, Ossola nous éclaire sur l’atmosphère dans laquelle écrit Calamandrei et les répercussions des analyses de ce dernier chez des historiens de l’art plus proches de nous (Daniel Arasse). D’autre part, il situe l’œuvre de Piero dans la tradition médiévale en Toscane en nous invitant à retrouver la disproportion présente chez Piero dans une miniaturisation du Jourdain humanisé visible sur les fonts baptismaux de l’église romane des saints Giovanni et Ermolao à Calci (Pise). Et voilà que bien plus tard, ce un Jourdain humanisé reprend son cours dans un poème de Miguel de Unamuno, comme le montre Ossola. Les dernières pages de la postface sont consacrées à Yves Bonnefoy pour souligner chez lui le maintien de l’énigmatique présence de la Madonna de Piero, artiste auquel il aura du reste consacré un livre, La stratégie de l’énigme. Et si Bonnefoy avait choisi l’Italie pour « arrière-pays », notion si puissante pour exprimer un espace intérieur vital fantomatique et néanmoins réel, il avait, on l’oublie souvent, d’abord marqué sa préférence pour l’Arménie : « Mais l’Arménie ! L’Arménie de mes souvenirs d’une autre vie ! Aux marges de cet appel de l’Italie intérieure et même un peu avant lui, ce plus ancien des contreforts du pouvoir chrétien avait été l’origine de mon idée d’arrière-pays. Ce sont des photos d’églises comme celles de Talin, d’Achtarak, d’Odzoun, campées dans leurs solitudes, qui m’avaient fixé à ce rêve et c’est à partir d’elles que celui-ci s’était propagé vers d’autres horizons de cette partie du monde » (2).
Chakè MATOSSIAN
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(1) Nous avons publié le compte-rendu du livre de Carlo Ossola, La vie simple, dans NH n°361, 22 juin 2023.
(2) Yves Bonnefoy, « Mes souvenirs d’Arménie » in Le lieu d’herbes, Paris, Galilée, 2010, p. 68. Repris dans l’édition bilingue Français-Arménien, traduit par Chouchanik Thamrazian, Erevan, Nairi, 2014.
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