Aram Mekhitarian
Publié par l’auteur,
chez Tropismes libraires, Bruxelles, 2023,
120 p., 16,00€
Aram Mekhitarian, philosophe et professeur émérite de l’Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles, renoue avec le grand siècle et celui des Lumières en invitant le public à trouver son élégant ouvrage chez un libraire. La librairie Tropismes, réputée pour sa qualité et son décor, se situe au cœur de Bruxelles, Galerie de la Reine.
A. M. a enseigné la théorie de la perspective. Cette dernière se rattache à la question philosophique et politique de la représentation déjà posée par Platon dans le célèbre « mythe » de la caverne. En découlent d’autres questionnements essentiels sur l’imitation, les ombres, le simulacre, le contour, la forme et la matière, la lumière, la vérité, la liberté. A.M. n’est pas platonicien mais il est platonisant, il a consacré une thèse à l’auteur de la République. La perspective est affaire de lignes, d’où peut-être l’ajout de « line » pour créer les termes que l’auteur associe : tsarline, capitaline, moraline.
La perspective concerne les arts plastiques mais aussi la découverte des nouveaux mondes (c’est-à-dire leur colonisation, la cartographie, le « linceul du traité de Tordesillas ») et l’économie (l’appropriation). Les cadres institutionnels opèrent un cadrage, à commencer par celui du langage, ils mettent en place alors que demeure béante la question aristotélicienne du « lieu » (topos) où sensible et métaphysique se rejoignent : quelle est la limite du lieu ? A.M. tient à nous faire entendre combien la poésie en tant que poïesis, création, est cela même qui dérange, altère, fait dévier, déforme les tsarline et capitaline. Ces deux « lines », aux intérêts divergents en apparence, s’associent grâce à « moraline » qui a pour but de régler les rapports de force en les justifiant ; tous trois sont le socle du « militarisme » qui, culturel, politique, idéologique, engendre les guerres, les génocides, les déportations, leurs négations, les prisons-îles, les camps, les goulags, la bombe atomique.
A.M. cherche l’échappatoire (ligne de fuite) dans les lettres, il se réfère abondamment à la littérature, à la poésie, qui ont valu à leurs auteurs la déportation, l’emprisonnement, ce qui montre l’extranéité des auteurs, leur dé-port, l’incompatibilité de leur idiolecte avec la configuration globalisante qui se l’approprie d’avance, avec cruauté, violence ou cynisme. Au vu de notre actualité, on appréciera particulièrement les réflexions sur l’occupation de l’espace, les alibis idéologico-religieux qui servent à leur appropriation.
La teneur politique du livre s’annonce dans le titre un peu étrange tsarline, qui évoque le pouvoir et ses ambitions impériales (rappelons que le mot « tsar » provient du latin « caesar » qui donnera aussi l’allemand « Kaiser »), ses occupations territoriales et le dogmatisme qui le sous-tend. Récusant la mise en forme comme manifestation du pouvoir institutionnalisé, avec ses hiérarchies, A.M. a transposé visuellement son engagement dans le choix typographique, mettant en œuvre une straté-
gie de détournement de la « célébration des majuscules » et de leur « conflit ». Bref, il a supprimé de son propre texte toutes les majuscules dont il suspecte l’action performatrice, il les nomme « lettres majusculatrices ». Aussi les retire-t-il aux noms propres, n’en marque aucune après un point. Elles demeurent dans les citations, car on ne s’approprie pas les citations.
Tout part du tracé d’une ligne, c’est pourquoi A.M. n’a pas divisé son livre en chapitres ou en parties mais plutôt en lignes de départ, de fuite, de partage (avec le lecteur), des lignes en italiques évitant la « linéarité historique » et échappant aux « lines », dont l’anglicisation dénonce probablement l’emprise globalisante états-unienne. Un réseau plutôt qu’un quadrillage. L’ouvrage peut sembler confus, il est assurément touffu et son écriture correspond somme toute au « brouillages d’identités » que l’auteur revendique. Les lignes en italiques annoncent une bifurcation, le passage à quelque chose d’autre, un autre discours qui peut même être narratif, ressortir au conte. Toutes ces lignes de passages se retrouvent dans la « table des matières » et chacun peut, en fonction de la « matière » qui l’appelle, choisir sa ligne du moment de lecture, découvrir d’enrichissantes réflexions sur la poésie, la peinture, la philosophie, la métaphysique, le politique.
Aram Mekhitarian exprime l’élargissement du langage comme forme de résistance, c’est-à-dire d’être, de survivance, laquelle ne saurait être encadrée car elle relève au contraire de l’ insaisissable, prise dans un continuum de métamorphoses, comme le chantait Ovide, poète exilé. Pas de forme unique ou définitive, pas de première ni dernière ligne, juste du questionnement éventuellement suivi de conscience : « il y a un défi qui retient la pluralité des lettres qui se traduisent d’un texte à l’autre, d’un lieu à un autre, d’une époque à une autre, d’une ligne à une autre, d’un lieu à un autre, d’un ‘alphabet’ à un autre, sans que l’ultime ‘mot’ ne vienne clore l’élan des nominations et des énonciations, aucun énoncé premier ou dernier ». Il y a tout à la fois les suspensions et l’élan ; on pense alors à la « forme élastique » que recherchait Fernand Léger.
Chakè Matossian ⊆
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