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PARIS – Entretien franc avec Hampig Sarafian, Président du Comité Central du Parti Social-Démocrate Hentchakian

Les relations Diaspora-Arménie traversent une période compliquée. Elles ont toujours été complexes, mais nous nous sommes leurrés par un semblant politique d’unité. L’issue de la guerre de 44 jours en 2020 a révélé une autre image des relations entre l’Arménie et la Diaspora. En effet, comment pourraient-elles être saines alors que l’Arménie est en proie aux divisions, les relations Arménie-Artsakh ont, elles aussi été pour le moins malsaines, et que l’Église se mêle de la politique et s’engage dans une “lutte sacrée” contre le gouvernement ?

Profitant de la visite de Hampig Sarafian à Paris, président du Comité central du Parti Hentchakian, nous avons discuté des sujets susmentionnés.

***

« Nor Haratch » – Comment évaluez-vous les événements actuels en Arménie, les manifestations dirigées par Mgr Bagrat, ses appels à la désobéissance civile et la relation entre l’Église et l’État ?

Hampig Sarafian – Commençons par la seconde partie de votre question. Nous sommes préoccupés par la détérioration des relations Église-État. L’Église apostolique arménienne a un statut constitutionnel spécial. Malheureusement, surtout après la Révolution de Velours de 2018, ces relations sont devenues très tendues, et le mouvement dirigé par Mgr Bagrat est une des manifestations de celle-ci. Si la relation Église-État ne s’était pas détériorée, je suis sûr qu’il n’aurait pas eu l’opportunité, en tant que religieux, de s’engager dans des actions politiques.

Nous avons exprimé nos préoccupations tant au Catholicos qu’au Premier ministre lors de nos rencontres.

Cette situation est désolante. L’Église a bien sûr ses problèmes, notamment ceux liés aux sectes. Aujourd’hui, il n’y a aucun moyen d’empêcher l’entrée des sectes en Arménie, et d’un autre côté, l’Église n’a pas les moyens de faire face à ce problème.

Quant au mouvement dirigé par Mgr Bagrat, je dois dire qu’au départ axé sur la question de la protection des villages frontaliers, il réclame malheureusement désormais un changement de pouvoir, à l’image des tentatives précédentes. À notre avis, ce mouvement ne réussira pas avec une telle résolution, d’autant plus que les représentants de l’ancien gouvernement sont impliqués, même s’ils ne sont pas visibles sur la place publique. C’est pourquoi, après la manifestation de plusieurs milliers de personnes le premier jour, le nombre de participants a diminué peu à peu, car beaucoup de gens sont très préoccupés par la situation intérieure du pays, et c’est pourquoi le mouvement s’est éteint.

Ce qui nous inquiète le plus, c’est le rôle de l’Église dans cette affaire, et notre parti a fait une déclaration à ce sujet, car nous sommes préoccupés par la réputation de l’Église. À notre avis, l’Église doit rester au-dessus des luttes politiques, car sa mission en tant que centre des valeurs spirituelles et nationales est l’unification du peuple arménien. En d’autres termes, lutte politique et lutte spirituelle ne sont pas compatibles. L’Église doit être à côté du peuple et être une institution pour le peuple, elle doit exprimer sa parole dans ces limites-là, sinon cela aura des conséquences désagréables.

« NH » – Et comment évaluez-vous l’action politique du gouvernement actuel, sa politique en général et les mesures qu’il a prises dans la situation internationale difficile ? Ces mesures sont-elles appropriées pour créer un pays sûr et poser l’avenir de l’Arménie sur des bases stables ?

H.S. – Tout d’abord, permettez-moi de dire que la politique actuelle aurait dû être mise en œuvre en 1997-98. Aujourd’hui, gouverner un pays, avoir un État, la pensée étatique n’est pas la même que celle à laquelle nous étions habitués lorsque nous étions une nation apatride et que nous luttions pour avoir un État et que nos mouvements révolutionnaires et nos partis sont nés en Arménie occidentale. Lorsque vous avez un État, vos préoccupations iront dans une tout autre direction et vous devez y faire face et vous devez tout prendre en compte, que cela vous plaise ou non. Et quand vous n’avez rien à perdre, vous n’avez pas à vous en soucier. Il en était ainsi lors de nos mouvements révolutionnaires, lorsque les conséquences de nombreuses actions n’étaient pas bonnes pour le peuple, mais cependant elles constituaient une forme de cri de rébellion de notre part, à la fois contre la communauté internationale et contre l’Empire ottoman. Mais aujourd’hui, la situation est complètement différente et, que l’on veuille ou non, on doit faire face aux événements.

Malheureusement, les idées exprimées par Levon Ter-Petrossian en 1997 ont été perçues comme défaitistes et le résultat a été celui que nous avons eu en 2020, ou pour formuler autrement, 2020 a été la fin de toute cette chaîne. Cela veut dire que lorsque vos aspirations, vos objectifs et vos rêves ne correspondent pas à la réalité sur le terrain, vous finissez par avoir de gros problèmes. Le peuple, les citoyens ordinaires, les Arméniens vivant en Arménie ou en dehors de l’Arménie, ont et devraient avoir le droit de sortir des sentiers battus, de nourrir des espoirs, notamment d’un point de vue national, mais les dirigeants de l’État, eux, lorsqu’ils disposaient de suffisamment d’informations, auraient dû initier des actions adéquates et élaboré des politiques basées sur cette réalité, mais malheureusement cela ne s’est pas produit et nous sommes arrivés à la situation actuelle. Ce qui se passe aujourd’hui est le résultat d’une politique imposée par des conditions. En d’autres termes, après la défaite de la guerre, le gouvernement de Pachinian a appris d’une manière ou d’une autre des leçons auxquelles il ne croyait pas avant cette guerre. Aujourd’hui, voyant ce qui s’est passé, il a commencé à mener une politique beaucoup plus pragmatique et il avance en tirant des conclusions basées sur les événements survenus.

À l’heure actuelle, nous nous trouvons certainement dans une situation très difficile, car nous n’avons aucun levier entre nos mains. Nous avons perdu ce que nous avions : l’Artsakh était à nous et surtout les territoires à restituer étaient entre nos mains. Or, démunis de tout cela et en l’absence de leviers et d’alliés, à notre avis, c’est la chose la plus favorable qui est en train d’avoir lieu, bien entendu encore une fois par la force des choses et contre notre volonté, mais nous sommes conscients que toute autre approche peut nous conduire vers des « endroits différents ». Actuellement, nous avons besoin de flexibilité pour profiter de la situation internationale créée pour résoudre nos problèmes. De mauvaises options se présentent à nous et nous serons obligés de choisir l’option la moins dommageable, étant donné que nous avons été privés du droit aux bonnes options à la suite de la guerre de 2020. C’est donc de ce point de vue que nous voyons la politique des autorités d’aujourd’hui.

« NH » – Qu’est-ce qui empêche la perception de cette approche dans la Diaspora ?

H.S. – La Diaspora est formée sur un système de valeurs complètement différent et on ne peut pas s’attendre à ce qu’elle soit d’accord avec cette approche. Non seulement la Diaspora… le peuple d’Arménie non plus n’était pas prêt à accepter cette situation. Par exemple, la question des quatre villages. Si nous serions amenés à tout perdre, n’aurait-il pas mieux valu céder les cinq régions à l’époque ? Mais vu tout le bruit pour ces quatre villages aujourd’hui, il est impossible d’imaginer qu’un gouvernement aurait osé annoncer la cession de ces cinq régions pour résoudre le problème. C’était impossible. La raison principale est que le travail éducatif et explicatif nécessaire n’a pas été réalisé auprès de la population et que, par conséquent, la population est restée dans l’impression qu’il n’y a qu’une seule option, à savoir la victoire, et pourquoi ne pas s’emparer de l’Arménie occidentale.

Dans la Diaspora, pour nous la stratégie était la préservation de l’arménité et des valeurs nationales ; l’un des leviers de cette stratégie était la reconnaissance du Génocide avec la poursuite de la Cause arménienne et la formulation de la lutte dans cette direction, qui a certes, a joué un rôle important dans l’éducation des générations avec l’esprit national. C’est là qu’une contradiction se crée entre la pratique et le national. À ce stade, nous pensons qu’il est plus important que le peuple d’Arménie assume ses responsabilités, car les problèmes liés à l’Arménie ne feront que perturber le sommeil d’un Arménien vivant en Diaspora, tandis que pour le citoyen d’Arménie tous les problèmes auront un impact direct sur sa vie. C’est pour cette raison qu’il y a une différence entre les deux, mais il est également nécessaire de faire preuve de compréhension envers les aspirations et les approches de la Diaspora arménienne et de la population d’Arménie. Mais l’important est que l’État arménien, les hommes d’État, puissent faire avancer la politique de manière à garantir la sécurité, la souveraineté et l’indépendance de l’Arménie, qui sont réellement menacées.

Tout particulièrement en ce qui concerne la question mentionnée, nous pensons que l’approche de la Diaspora a peu d’importance et qu’il n’est pas primordial d’en discuter. Et ces problèmes liés à la Diaspora n’ont qu’à perdurer ainsi, tant pis, car il n’y a pas d’autre alternative. Autrement, il serait très difficile de préserver l’identité nationale en Diaspora, s’ils n’existaient plus les piliers qui la constituent.

« NH » – En d’autres termes, voulez-vous dire qu’il n’est pas nécessaire que la Diaspora reconsidère sa stratégie concernant l’Arménie?

H.S. – Bien sûr que la Diaspora doit revoir sa stratégie, mais ce que je voulais dire, c’est qu’il faut réévaluer les priorités, et c’est ce qui est important aujourd’hui, car pour la Diaspora, tant pendant la période soviétique que jusqu’en 2018, la chose la plus importante était la reconnaissance du Génocide et nous n’avons pas trop voulu nous impliquer dans les problèmes qui concernaient l’Arménie et l’Artsakh. Après 2018, notre intérêt a changé, et après 2020, il s’est transformé en désespoir et en découragement.

Laissez-moi vous donner un exemple. Les relations Arménie-Turquie ne seront certainement pas admises par les Arméniens de la Diaspora, car selon la mentalité enracinée en nous, nous ne devons jamais établir de relations avec la Turquie, nous ne devons pas ouvrir les frontières, nous ne devons pas communiquer tant que la Turquie n’aura pas reconnu le Génocide arménien et n’aura pas payé de réparations. Que cela nous plaise ou non, nous devons changer cette façon de penser, car il est question de relations entre les États arménien et turc, et l’Arménie en tant qu’État ne peut pas survivre éternellement en ennemi avec son pays voisin. Je pense que la nouvelle génération fait preuve de compréhension sur cette question. Deux approches opposées ;
c’est pourquoi l’éducation est importante.

Et quant à la question soulevée par les autorités arméniennes concernant l’Arménie réelle et l’Arménie historique, je dois dire que cette formulation n’est pas acceptable pour nous, car la Diaspora est aussi porteuse de tout cela, et pour les Arméniens de la Diaspora, cette approche est non seulement incorrecte, mais cela peut être fatal, car le passé ne peut pas être oublié. Alors, tout d’abord, les priorités doivent être modifiées, en gardant à l’esprit que l’Arménie actuelle mène une lutte existentielle et notre attention doit être orientée dans cette direction.

« NH » – La Diaspora d’aujourd’hui présente un visage différent aussi bien par sa structure que par sa composition. Autrefois, il n’y avait que la Diaspora dite traditionnelle, et maintenant il y a aussi la nouvelle Diaspora d’émigrants d’Arménie. Comment voyez-vous la relation entre ces deux-là ?

H.S. – Il est vrai que nous avons maintenant la Diaspora traditionnelle et la nouvelle Diaspora et il y a une grande différence entre les deux. La raison principale est que la nouvelle Diaspora s’est formée après 1990. Je peux surtout parler de la communauté de Los Angeles, où un grand nombre de personnes ayant émigré d’Arménie sont encore liées d’une manière ou d’une autre à l’Arménie, par leur activité et physiquement. L’Arménie actuelle les intéresse beaucoup plus. Ce n’est pas le cas de la Diaspora traditionnelle, qui montre moins d’intérêt pour l’Arménie. C’est précisément la raison pour laquelle les deux ne sont pas fusionnées, car elles n’ont pas les mêmes intérêts. Par exemple, un Arménien vivant en Arménie n’aura jamais eu la préoccupation de rester Arménien. Lorsqu’un changement de génération aura lieu qu’ils auront avec plus d’acuité cette préoccupation que nous avons eue après le Génocide, lorsque nous avons établi des communautés sur des côtes étrangères. Il y a une différence d’approche entre les deux Diasporas.

« NH » – D’après vous, y a-t-il un déclin du rôle de la Diaspora traditionnelle ?

H.S. – Oui, il y en a et malheureusement cela se remarque partout, car la formation de la Diaspora traditionnelle et de sa façon de penser étaient directement liées aux réalités historiques et surtout à la présence physique de ceux qui ont survécu au Génocide. Il y avait aussi la réalité des ghettos, surtout au Liban ou en Syrie, qui dans certaine mesure était dangereuse, parce que quand on grandit dans la façon de penser de tel ou tel ghetto et qu’on finit par aller dans d’autres régions du monde et que l’on n’y retrouve plus le même environnement, la même façon de penser, on se sent, en quelque sorte, dans l’insécurité.

Aujourd’hui, tout a changé, il y a de la diversité partout ; si par le passé, nous cherchions à nous divertir dans les clubs des associations (ակումբ), nous consacrions notre temps aux activités associatives et scoutes, de nos jours nos intérêts ont changé ; un adolescent sans même sortir de sa chambre peut trouver ou avoir ce qu’il veut via Internet et par téléphone. Tout cela constitue une préoccupation et également un défi pour la Diaspora, afin que le travail en cours de préservation de l’arménité puisse se poursuivre. À mon avis, la Diaspora évolue vers l’incertitude, surtout après le Printemps arabe, lorsque les Arméniens de Syrie et du Liban – pays creuset de générations – ont reçu un coup dur. Il est très difficile d’imaginer l’avenir de la Diaspora dans 25-30 ans, sachant que l’intérêt pour les associations a diminué, que les jeunes ont d’autres occupations et qu’il est difficile de les insérer dans la vie communautaire. Dans un tel contexte, le travail visant à relier les jeunes à leur patrie dans le but de préserver leur arménité revêt sans doute une toute autre importance. D’autant plus que pour nous, le concept de la patrie, de la terre, de l’eau était abstrait, alors qu’aujourd’hui ce n’est plus le cas.

« NH » – Vous voulez donc dire qu’il y a des difficultés à trouver de nouvelles bases ?

H.S. – Tout à fait, et il faut reconnaître que nous, en tant que Diaspora traditionnelle, tardons à prendre des mesures beaucoup plus analytiques, approfondies et pratiques à cet égard. Après la guerre, depuis quatre ans, nous sommes plongés dans un état d’incertitude ; bien sûr, le coup était très dur et il y a beaucoup de travail à faire ne serait-ce qu’en ce qui concerne la Diaspora pour créer de nouvelles bases sur lesquelles la diaspora peut survivre.

« NH » – Se pose également la question de revoir et de réévaluer les relations de la Diaspora avec l’Arménie. Quel type de relations faut-il développer avec l’Arménie sur les plans économique, culturel et éducatif ?
Sur quoi faut-il insister pour que les relations entre les deux parties deviennent saines et efficaces ?

H.S. – L’un des problèmes majeurs a été et continue d’être l’état inconvenable des relations entre l’Arménie et la Diaspora. Nous ne sommes pas passés du niveau doctrinal au niveau pratique. C’est très agréable à l’oreille et nous nous enorgueillissons de dire que le potentiel de la diaspora est mis au profit de l’Arménie, mais dans la pratique, nous n’avons réussi à prendre aucune mesure, malgré le fait qu’il y ait eu des conférences Arménie-Diaspora, où nous nous sommes réunis, avons discuté, développé des programmes, dont une grande partie n’aura pas été mise en pratique.

La création du ministère de la Diaspora, puis du bureau du Haut commissaire, a été l’un des moyens de rechercher des solutions, mais aucun de ceux-là n’est satisfaisant, puisque la question de la coopération coordonnée entre l’Arménie et la diaspora n’a jamais été étudiée, pour des raisons aussi bien objectives que subjectives. La raison objective est que la Diaspora n’est pas homogène, elle n’est pas unifiée, il existe différentes Diasporas dont les intérêts varient complètement. En réalité, cet échec de l’instauration de communication d’un niveau satisfaisant c’est le revers des deux parties, tant des autorités successives d’Arménie que celui des partis et grandes organisations de la Diaspora. Bien entendu, trouver la clé n’est pas une tâche facile. Le manque d’information, l’absence de coordination et d’alignement ont eu leur impact. Si bien que nous n’avons même pas réussi à transmettre notre message à la communauté internationale lors de la guerre de 44 jours d’Artsakh, tandis que la machine de propagande azerbaïdjanaise a réussi sur ce plan.

Au fond, nous nous occupons de bien plus de problèmes secondaires, oubliant l’essentiel.

Il y a aussi des problèmes à résoudre, par exemple, dans le domaine culturel ; il n’y a plus personne qui lit des livres en arménien, que ce soit en Arménie ou en Diaspora. On dirait que la culture n’est plus une priorité pour la jeunesse. Bien entendu le manque de financement a aussi ses conséquences, et à ce niveau la Diaspora peut apporter son aide en fournissant des ressources matérielles, car en fin de compte, c’est elle-même qui en tirera profit.

Entretien réalisé

par Jiraïr Tcholakian 

Entretien initialement paru en arménien
dans le n° 2022 de « Nor Haratch »
(4 juin 2024)