Il y a deux ans, le site Ermenihaber annonçait que l’église arménienne Saint Serge [Sourp Sarkis] dans la localité de Menemen, près d’Izmir, allait être restaurée [1]. Aydin Pehlivan, le maire de la ville [2] , proposait à l’époque que l’église soit rénovée pour être transformée en Centre de la culture et des sciences. Les Grecs possédaient également une église à Menemen dans le quartier de Mermerli. A la différence de l’église arménienne, ce lieu de culte dédié à saint Constantin a été entièrement restauré par la municipalité précédente présidée par Tahir Şahin, son maire, qui appartenait à l’opposition [3]. L’église a été reconsacrée avec faste le 10 mai 2015 par le Patriarche œcuménique Bartholomée Ier en présence du consul de Grèce à Izmir.
L’histoire oubliée des Arméniens de Menemen et de leur église
Selon un recensement turc de 1894, 508 Arméniens vivaient alors à Menemen [4]. Ils n’étaient plus que 140 en 1917 …. Les rares informations dont nous disposons concernant ce sanctuaire permettent d’affirmer qu’il est resté ouvert au culte jusqu’en 1922. A la suite du Génocide de 1915 et de l’exode forcé des Arméniens de la région résultant de l’avancée des kémalistes, l’église a été abandonnée et de ce fait, elle a été désacralisée.
Il existe deux théories sur l’origine des Arméniens d’Izmir et de sa région. L’une serait qu’ils se seraient installés dans la ville et ses environs à la suite de l’effondrement du royaume d’Arméno-Cilicie. L’autre que des milliers d’entre-eux auraient quitté la plaine de l’Ararat au 17e siècle pour échapper à la grande déportation de 1605 ordonnée par Chah Abbas, le célèbre roi des Perses.
Comme l’étymologie du nom de la ville l’indique, Menemen est une localité de fondation grecque [5]. A partir de la fin du 18e siècle, elle est devenue l’un des centres importants de production de textile grâce à la proximité des régions productrices de coton d’Anatolie. C’est sans doute ce facteur qui explique la présence de cette modeste communauté arménienne. La ville et toute la région ont été dévastées par les combats entre les Grecs et les Turcs de 1918 à 1922. En 1923-1924, la totalité de la population grecque a été déplacée dans le cadre du « Grand échange » des populations accepté par les autorités des deux pays. De ce fait les Grecs de Menemen ont été dispersés dans diverses localités de la République hellénique.
Situé sur le versant Est de la colline appelée Değirmen dağı [la montagne/colline du moulin], connu autrefois sous le nom de Ermeni mahallesi [Quartier arménien], le périmètre dans lequel se trouve l’église a ensuite été par la suite inclus dans le district de Kazımpaşa – Esatpaşa. L’église a servi pendant de nombreuses années comme entrepôt d’armes et de munitions, puis d’étable. Les dates de la construction et de la consécration du sanctuaire demeurent inconnues, mais les caractéristiques architecturales du bâtiment indiquent qu’elle a été construite dans la seconde moitié du 19e siècle [6].
L’état actuel de l’église
Le bâtiment a été construit en pierre de taille ocre et blanche. Ses façades étaient enduites d’un crépi et le toit, aujourd’hui partiellement détruit, était couvert de tuiles orangées. Les enduits des murs extérieurs de l’église sont en grande partie tombés, cependant des traces de cet enduit subsistent sur toutes les autres façades, à l’exception de la façade Sud. Bien que les murs intérieurs aient été endommagés par les intempéries et par des habitants du quartier, la structure a été globalement préservée. Des traces de décors peints et des moulures subsistent sur ces murs intérieurs.
L’entrée dans l’église se fait par la porte côté Sud. La façade Ouest se situe à l’aplomb d’un fossé, ce qui n’a pas permis l’ouverture de la porte principale traditionnellement située de ce côté [7]. La porte qui est surmontée par un large arc en plein cintre présente des montants ornés de moulures. La porte à deux battants a disparu [8]. Toutes les fenêtres des niveaux inférieurs des façades Nord et Sud ont été obstruées ultérieurement, tandis que les fenêtres des parties supérieures ont été équipées de balustrades en fer forgé. L’église est divisée en trois nefs par deux rangées d’arcs. La nef centrale est la plus haute et la plus large. Elle est couverte par une voûte en berceau et surmontée par deux fenêtres. Conformément aux canons qui organisent l’espace liturgique, l’abside [Khoran] qui accueillait le bêma [pem] et l’autel [seghan], aujourd’hui détruits, est orientée vers l’Est. Elle est délimitée par deux colonnes situées à droite et à gauche de l’autel. Deux niches cintrées et une petite fenêtre rectangulaire sont situées des deux côtés de l’abside. Il s’agit, à gauche, de la table de la prothèse où le célébrant prépare et dépose les saintes espèces de l’eucharistie – le pain et le vin – et à droite, la petite niche latérale dans laquelle on conserve les livres liturgiques et les objets nécessaires au culte.
Captage d’héritage et honorabilité internationale
Des photographies récentes publiées dans la presse turque montrant l’édifice enserré par des échafaudages attestent que le maire est parvenu à lancer son projet de restauration et de transformation du sanctuaire. Il n’est pas le premier à avoir eu ce type d’initiative.
Après avoir détruit, ou laissé se détériorer jusqu’à effondrement, des milliers de chapelles, d’églises et de prestigieux monastères médiévaux, depuis près de 25 ans, des municipalités turques restaurent d’autres sanctuaires, pour sans doute prouver leur volonté de respecter la culture de la minorité chrétienne-arménienne de Turquie et, en bons élèves, imiter les pays occidentaux, en contribuant à la préservation du patrimoine universel. Ce qui permettrait à une Turquie toujours à la recherche de reconnaissance et de légitimité de s’offrir une sorte de « certificat d’honorabilité » au plan international.
Cette politique a été mise en œuvre à Malatia, Sivrihissar, Akşehir, Kayseri où des églises arméniennes ont été transformées en centre culturels. Dans d’autres villes, comme Aïntab ou Tarse, d’autres ont été converties en mosquées. Le choix de « recycler » ces églises souvent construites au 19e s, plutôt que d’autres plus anciennes, relève sans doute d’un choix politique. Ces monuments aujourd’hui restaurés et réhabilités seraient en quelques sortes l’expression du libéralisme de l’Empire ottoman qui a permis leur édification [9].
De la nécessité d’une sincère réciprocité
De nombreuses photographies de l’église circulent actuellement sur internet. Parmi celles-ci figurent deux clichés qui ont plus particulièrement retenu mon attention. Sur l’un, on peut voir un équidé – âne ou cheval ? – sur l’autre, plusieurs bovins couchés dans la nef de l’église de Menemen. Ces scènes ne sont en réalité ni une nouveauté, ni d’une grande rareté. Mais ces deux clichés m’ont immédiatement renvoyé aux propos d’un certain Salahaddin Özgündüz, religieux turc de son état, présent au « 3e sommet interreligieux » convoqué à Bakou par I. Aliev quelques jours avant l’ouverture de la COP 29.
Après avoir passé quelques heures en Artsakh occupé avec les représentants de toutes les religions et différentes confessions chrétiennes emmenés en excursion à Chouchi et à Stepanakert, lors d’une conférence de presse, ce dernier déclarait aux représentants des media azéris : « J’ai vu de mes propres yeux les résultats du vandalisme arménien lorsque j’ai visité ces terres en Azerbaïdjan ». Puis, après avoir souligné que « l’Islam considère la destruction des lieux de culte d’autrui comme un grand péché », il ajoutait :
« Il est impensable d’élever des porcs dans une mosquée, mais l’Arménie l’a fait. Pas un seul bâtiment n’est resté debout. Les occupants ont démoli les bâtiments, en ont pris les pierres et les ont vendus. Personne ne peut bien vivre en piétinant les droits d’un autre peuple ».
On ne peut évidemment que partager son avis concernant sa dernière affirmation, mais également lui proposer de bien vouloir observer avec objectivité ce qui se passe chez lui.
M. Özgündüz est-il certain que son pays soit irréprochable en la matière ?
À l’heure où l’Arménie et la Turquie mènent un dialogue ardu pour tenter de « normaliser » leurs relations, n’y aurait-il pas nécessité d’entrer dans une logique de sincère réciprocité dans l’approche de ces questions ?
Certes, il appartient aux responsables des deux États et aux diplomates qui les représentent de faire progresser et aboutir ce dialogue, mais le religieux qu’il est n’aurait-il pas également un rôle à jouer en invitant ses coreligionnaires à un examen de conscience et en les appelant à la repentance face aux « événements de 1915 » et de leurs conséquences au lieu de sans cesse en attiser les braises ?
Le dialogue, c’est le courage de la rencontre. Le peuple turc et ses élites doivent aujourd’hui avoir ce courage.
Sahak SUKIASYAN
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[1] Située à 35 km au nord du centre d’Izmir, avec une population d’environ 140 000 habitants, Menemen est aujourd’hui la cinquième commune la plus peuplée du « Grand Izmir ». Nous ne possédons que très peu d’informations au sujet de la communauté arménienne qui existait dans cette localité.
[2] Agé de 47 ans, membre de l’AKP d’Erdogan, Aydin Pehlivan a été nommé maire de la cité en 2021, après la destitution de son prédécesseur par le ministère de l’intérieur.
[3] Membre du Parti républicain du peuple (le Cumhuriyet Halk Partisi ou CHP fondé par M. Kemal, affilié à l’Internationale socialiste), Tahir Şahin a été élu maire de Menemen à trois reprises de 1999 à 2019. Il avait été destitué pour « corruption », mais le tribunal qui le jugeait l’avait alors acquitté. Ce jugement a été récemment cassé et aux dernières nouvelles, la procédure actuellement en cours à son encontre pourrait lui valoir de 5 à 12 ans d’emprisonnement.
[4] Ce nombre semble largement sous-estimé, si l’on considère la taille et la facture de l’édifice. D’après ce recensement dont les données figurent dans un almanach de la province d’Aydin, la municipalité de Menemen comptait au même moment 14 214 Musulmans, 5 424 Grecs et 295 Bulgares.
[5] Menemen [Μενεμένη ou Μαινεμένη] signifie en Grec « furieux, délirant, fou ». Ce nom serait lié à l’épisode de la mythologie grecque qui a servi de trame au dramaturge grec Euripide (Ve s. avant notre ère) pour sa pièce Ηρακλης μαινομενος [Héraclès mainomenos : Héraclès rendu fou].
[6] Comme de nombreuses autres communautés de l’Empire ottoman, les Arméniens de Menemen ont pu bâtir leur église durant la période des Réformes [Tanzimat] qui autorisaient les chrétiens à restaurer leurs sanctuaires et à en construire de nouveaux.
[7] Habituellement, dans les églises orientées vers l’Est, la porte principale est située sur la façade Ouest.
[8] Un journaliste turc qui consacre un article à l’édifice évoque une « porte en fer », mais cette affirmation n’est confirmée par aucun élément matériel in situ. A moins que l’auteur de l’article ne dispose de sources orales ou autres qui attesteraient de la chose.
[9] A l’inverse, les monastères et sanctuaires plus anciens témoignent de l’antériorité de la présence arménienne et de l’existences d’un état, ou de plusieurs états, arméniens dans les régions orientales de la Turquie actuelle, en « Arménie occidentale ». Cet
« héritage » est évidemment beaucoup plus embarrassant, et aussi moins « utile », pour les autorités turques. ■
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