Dans un article paru le 25 avril (NH-Hebdo N° 405 – voir ci-dessous), Khoren Nercessian évoque la politique de deux poids-deux mesures, en d’autres termes le double standard que pratiquent certains pays occidentaux. Il critique cette attitude et cite des cas connus de tout le monde. Il soulève, à juste titre, la question de crédibilité des engagements dans les relations internationales. Rien de nouveau, puisque plusieurs hommes politiques, comme Dominique de Villepin, ancien ministre des Affaires étrangères, des philosophes, des sociologues, français ou étrangers, ont déjà dénoncé cette pratique des grandes puissances, tout compte fait discriminatoire et injuste, la plupart du temps en Occident, mais pas seulement à mon sens.
Je rejoins ses observations critiques, mais en partie. J’y mettrai un bémol, afin de récuser une extrapolation systématique du double-standard dans la diplomatie que les pays occidentaux élaborent. Pour ce faire, je me réfère à certains cas de figure dont l’Histoire contemporaine a été le témoin concernant les Arméniens, car c’est là où l’auteur cité en haut, s’emploie à concentrer son regard critique et désapprobateur, pour mettre en garde les Arméniens contre tout optimisme béat à l’égard du soutien de l’Occident.
Le discours réducteur et falsificateur bolchévique et dans sa suite, la machine de propagande soviétique ont toujours accusé l’Occident d’avoir, de tout temps, abandonné l’Arménie, alors que la Russie était présentée comme le sauveur du peuple arménien. Sans aller dans les détails de la politique menée au Moyen-Orient par les puissances du début du XXe siècle, essentiellement la Grande-Bretagne et la France, la question arménienne a constitué un élément quasi permanent dans leur politique étrangère, notamment vis-à-vis de l’Empire ottoman. Au début de la Première guerre mondiale, c’est la Russie qui a retiré ses troupes de l’est de l’Anatolie en abandonnant ainsi des populations entières à la merci de la soldatesque turque. Les événements de Van témoignent de l’instrumentalisation des Arméniens par la Russie qui les a fait revenir puis, les a laissé à leur triste sort.
Une autre présentation de fait déformée par les communistes de l’époque, c’est ce que ces derniers appellent la “non assistance à la République arménienne pourtant l’allié de l’Entente”, coincée entre la pression militaire turque à l’ouest et la pression tatare soutenue par les bolchéviques de Bakou. Les narratifs communistes prétendent que l’armée britannique a pris parti pour les Tatars de Bakou. Or, la SDN (Société des Nations) l’ancêtre de l’ONU, sous l’impulsion de Londres et de Paris avait prévu un vaste bloc arménien pour constituer un État viable dans la région, lequel serait l’élément de stabilité régionale et le socle sur lequel s’appuierait l’Occident. Outre le Nakhitchevan, Kars, Surmalu et Ardahan autour de la région d’Erevan, cette Arménie-là devait s’étendre vers l’ouest dans le cadre du mandat que l’Entente souhaitait confier aux États-Unis.
Cependant, deux événements déterminants modifie la donne. Le mandat sur l’Arménie proposé au Président Wilson n’obtint pas l’approbation du Congrès américain. Par ailleurs, la Grande-Bretagne opéra un repli stratégique de la zone Anatolie-Caucase du sud, ce qui laissa hors zone d’intérêts le projet de nouvel Etat arménien. En effet, Londres avait élaboré plusieurs scénarii dans la définition de sa zone d’influence en Asie occidentale, après l’armistice de 1918. La première option était une ligne partant de Constantinople vers Batoum, puis Bakou et la frontière nord de l’Inde britannique ;
cette ligne constituant un rempart contre l’extension de l’influence russe. Comme l’a souligné le géopolitologue Stéphane Yerasimos dans son livre “Questions d’Orient” (éd. La découverte), c’est le ministre du Travail qui persuada le gouvernement de sa Majesté d’abandonner cette ligne qui nécessitait des dépenses importantes, car la crise sociale devenait menaçante en Angleterre. Il en est résulté un vide géopolitique que l’alliance turco-bolchévique s’empressa de remplir et partagea l’Arménie par les traités de Moscou et de Kars. On ne peut donc pas considérer que L’Amérique et l’Angleterre ont eu recours au double standard. Elles n’ont pas pu, pour des raisons susmentionnées, mener à bien ce qu’elles étaient sensées réaliser.
Depuis l’indépendance de 1991, la IIIe République d’Arménie a une souveraineté formelle. La guerre du Karabakh était utilisée par Moscou pour exercer une pression multiforme de type colonial. Les décisions stratégiques étaient prises au Kremlin et non à Erevan. Au temps de la gestion du pays par le clan karabakhiote qui pillait à l’intérieur et donnait des gages de loyauté à Moscou, tout est passé sous le contrôle de la Russie : la diplomatie, l’armée, l’industrie, les chemins de fer, les mines, les finances, les secteurs énergétiques, etc. Les politiques dites de complémentarité de Robert Kotcharian et de Serge Sarkissian qui prétendaient établir une coopération avec l’Occident n’étaient que de la poudre aux yeux. L’Arménie est restée ligotée dans les structures telles que l’OTSC (Organisation du traité de sécurité collective) ou la CEEA (Communauté économique eurasienne) et a fait figure d’une dépendance de la Russie. La responsabilité du clan mafieux au pouvoir est énorme. Dans son maintien au pouvoir pendant 20 ans, la classe politique arménienne souffrant de la pauvreté morale, ainsi que la majorité des intellectuels d’Arménie frappée d’inertie ont également leur part de responsabilité. Que pouvait-il y faire l’Occident ?
C’est dans de telles conditions que la population a pris le chemin de la contestation en 2018, mais on ne peut pas dire que tout a changé, sauf dans le cas des élections où les anomalies du passé ont été rectifiées.
Constatant enfin et après une défaite lourde en 2020 et surtout la perte du Haut-Karabakh en 2023, le gouvernement semble vouloir jouer la carte de l’Occident. Est-il sincère? L’avenir le dira, mais tentons de déceler les deux-poids-deux mesures dans l’attitude et l’action politique des pays occidentaux, tant en ce qui concerne l’Arménie que le Haut-Karabakh. Pour ce dernier, deux principes fondamentaux, l’intégrité territoriale et le droit à l’autodétermination, s’avéraient difficilement conciliables compte tenu de l’évolution des relations internationales. L’invasion russe de l’Ukraine en février 2022 a confirmé le surclassement de l’intégrité territoriale auprès des instances internationales.
Cependant, les Occidentaux rappellent que la question relative aux droits du peuple artsakhiote reste d’actualité (les résolutions et déclarations au Sénat français, à Grenade -sommet européen-, celles du G7, la proposition de sanctions du Congrès américain contre des dirigeants azéris, etc.). Ces déclarations constituent non seulement un moyen de pression sur Bakou, mais également la base de futures actions. “Des déclarations sans lendemain”, dira-t-on. En réponse à ce type de propos manipulateurs inspirés du Kremlin, il faut rappeler que l’Occident agit aussi. Par exemple, la présence de la Mission civile de l’UE s’avère efficace -là où elle est, l’empiètement azéri sur le territoire arménien n’a pas lieu et ce n’est ni Nikol Pachinian, ni l’armée arménienne qui pourront retenir Ilham Aliev. Les fréquents séjours des Ambassadeurs américains ou français dans la province de Syunik n’ont pas été sans effet non plus contre les prétentions russo-turco-azéries sur le “couloir de Zanguezour”.
Dans ces conditions, parler d’une pratique de double-standard de l’Occident à l’égard de l’Arménie, pays qui est membre d’organisations dirigées par l’ennemi déclaré de l’Occident, ne me paraît pas pertinent.
Armand M.
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L’Occident se dit légaliste. Il n’admet pas qu’un Etat (la Russie) viole la souveraineté d’un autre (l’Ukraine) et l’Occident prend donc ouvertement fait et cause (aide militaire à l’appui -sinon plus comme le souhaite le président Macron) pour la victime.
C’est aussi comme cela que l’Occident, et son bras armé l’Otan, avaient désigné comme cible les agresseurs serbes face aux Bosniaques et Kosovars albanais lors des guerres civiles succédant à l’éclatement de l’ex-Yougoslavie il y a plus de 30 ans maintenant.
Mais ce type de raisonnement n’a pas cours pour d’autres conflits. Cherchez l’erreur.
Prenons le cas des conflits israélo-arabes. Israël annexe la Cisjordanie en 1967 et personne ne fait rien. Là c’est possible de violer le droit international puis de construire encore et toujours des colonies sur des territoires illégalement annexés (de nombreuses résolutions de l’Onu ont été prises condamnant l’expansion des colonies israéliennes en Cisjordanie, sans aucun effet ou presque malheureusement !), territoires communément appelés d’ailleurs « territoires occupés », puis aujourd’hui de massacrer ou laisser mourir de faim des populations entières à Gaza. Une grande partie de la Cisjordanie est même requalifiée désormais administrativement Judée Samarie par l’Etat d’Israël !
Autre exemple : Chypre. Bientôt 50 ans que la Turquie occupe illégalement le territoire d’une république devenue entre-temps membre de l’Union Européenne. Mais là encore pas touche aux Turcs fidèles alliés et fer de lance de l’Otan !
Donc aujourd’hui l’Occident défend le droit international quand cela l’arrange en fait. Quand cela sert ses intérêts géopolitiques, géostratégiques et/ou économiques. Et que se passera-t-il si demain le territoire de la République d’Arménie est attaqué par l’Azerbaïdjan appuyée par les Turcs ? Joker.
Mais j’ai mon idée sur la question. Pas sûr que la balance penche malheureusement du bon côté pour les Arméniens. Car cette balance pèse plus lourd du côté turco-azéri que du côté arménien. Gaz et géopolitique obligent. Ne faudrait jamais l’oublier cela.
Oui car les Arméniens ont semble-t-il vite oublié l’épisode de la 1er indépendance de 1918-1921 et ce « lâchage » par l’Occident de l’Arménie du Traité de Sèvres.
L’Histoire est un éternel recommencement.
Khorèn NERCESSIAN
Le 22 avril 2024
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