Rechercher
Fermer ce champ de recherche.

Venise 2024 : Palazzo Grassi (Pinault Collection) – La participation de Nairy Baghramian à l’ « Ensemble » de Julie Mehretu 

Sculptures de la série « Modèle vivant », 2022

Parallèlement à la 60e Biennale de l’art qui se tient aux Giardini et à l’Arsenale, beaucoup d’expositions notables ont lieu dans divers « Palais », comme, entre autres, le Palazzo Vendramin, la Fondation Cini, la Fondation Prada ou le Palazzo Grassi qui, à l’instar de la Punta della Dogana, abrite la collection Pinault.

Cette année, et jusqu’au 6 janvier 2025, le Palazzo Grassi présente l’exposition « Ensemble », qui réunit les œuvres, souvent de très grand format, réalisées depuis vingt-cinq ans par Julie Mehretu. Mehretu, née en Éthiopie en 1970, vit et travaille à New York où elle s’active avec son équipe dans un immense atelier. Dans une vidéo très intéressante (projetée dans une salle du Palazzo) qu’il faut voir pour comprendre la réflexion qui préside à son travail, elle détaille les différentes étapes qui permettent d’aboutir à une peinture, une gravure ou un dessin. Son œuvre se fonde sur un processus de recouvrements (un palimpseste) qui métamorphose une source photographique ou filmique, prise sur le net, parfois liée à l’actualité et souvent de teneur politique. Un relevé géographique, architectural, une photographie de foule (les manifestations en Égypte devant des bâtiments incarnant le pouvoir, par exemple), donneront finalement lieu à une œuvre monumentale d’apparence tout à fait abstraite. 

L’exposition s’intitule « Ensemble » car elle inclut la présence des amis proches, des artistes avec lesquels Mehretu maintient des contacts et se sent en complicité, ce qui est une manière de montrer que l’on ne crée jamais tout seul : il y a l’histoire de l’art, l’histoire sociale, les mouvements révolutionnaire, culturels, le milieu, le vécu et les échanges entre artistes, l’amitié. Quant à cette dernière, Montaigne, on s’en souvient, en avait fait le moteur même de la rédaction de ses Essais, la considérant comme une émanation de la force vitale capable de surmonter (tant bien que mal) la mort. Ainsi, l’exposition des œuvres de Meheretu inclut-elle des œuvres de ses amis artistes, Huma Bhabha, Robin Coste Lewis, Tacita Dean, David Hammons, Paul Pfeiffe,  Jessica Rankin et Nairy Baghramian. Comme Julie Mehretu, beaucoup ont fui leur pays. C’est le cas de Nairy Baghramian, née à Ispahan en 1971, qui est arrivée, avec sa mère, à Berlin Est en 1984. Elle sera plus tard diplômée de l’Université des Arts de Berlin où elle vit. Elle a, depuis, réalisé un parcours international notoire.

Les sculptures de Baghramian montrées à Venise proviennent de la série « Modèle vivant » réalisée pour son exposition au Nascher Sculpture Center (Dallas, Texas, USA) en 2022 (1). Ce sont des objets surprenants, liant une rigidité industrielle et une beauté archaïque, associant des matériaux rarement travaillés ensemble comme la fonte d’aluminium, le silicone et la céramique. La fragilité du terreux, la force du métal mais aussi la relation symbolique aux âges, renforcée par l’aspect granuleux que donnent les moulages au sable, évoquant les empreintes de corps vivants. Un travail de traces et de transformation qui s’accorde avec la mise en acte contemporaine du palimpseste chez Mehretu.

A travers les titres qu’elle donne à ses sculptures, Baghramian désigne la suspension du mouvement dans l’objet immobile, elle se réfère au mouvement du corps, ce qui semble être l’une de ses préoccupations majeures. Il y a une insistance sur le participe présent, comme en témoigne l’œuvre intitulée
« S’appuyant », nous conviant à comprendre l’action en train de se réaliser par l’objet lui-même, comme s’il était habité par une volonté d’action, celle de la recherche d’un support stable. Recherche sans doute impossible qui enjoint l’artiste (l’objet, le visiteur) à recommencer le travail de création, à chercher continuellement l’appui. Pour être opaque, « S’appuyant » n’en reste pas moins un miroir. Cet inachèvement du geste, cette présence de l’action se répète dans les titres « S’allongeant », « S’accrochant (ventre de biche) », « S’accrochant (crépuscule) », « Se levant (mauve) », « S’asseyant ».

« S’appuyant », 2022

Des titres dont l’étrangeté rappelle parfois les ready-made de Duchamp. Mais ce que signifient ces participes présent, rapporte toujours les objets sculptés à l’action en train de se faire. Baghramian veut la capture du moment, comme s’il revenait à la sculpture de saisir un mouvement momentané, à l’instar d’un appareil photo. L’œil de l’artiste capture un instant vivant que le geste transpose, tant qu’il bouge encore, dans le matériau rigide, solide ou souple. Les doigts ont des yeux. L’objet sculpté se dresse ou s’appuie, s’assied ou s’allonge, c’est-à-dire se métamorphose, adopte d’autres plis, en gardant en lui la force mouvante dans la faiblesse même de son corps. En art comme en philosophie, la grande question reste celle de l’enfermement du mouvement vital, du flux violent de la vie, dans le corps, simple moulage momentané, condamné à s’effriter.  Question existentielle, angoisse sans laquelle aucune œuvre n’est possible.

Chakè MATOSSIAN 

___

(1) https://www.youtube.com/watch?v=3spqpajxos4

_______________

Palazzo Grassi, jusqu’au 6 janvier 2025.

Campo San Samuele 3231 – Venise

Vaporetto : San Samuele, Sant’Angelo