Robert Aydabirian et Ara Krikorian
Organisées par l’Association pour la Promotion de la Culture Arménienne en France (APCAF) à raison d’une rencontre par trimestre, dans la salle de l’école maternelle Mariam Arabian à Alfortville, en partenariat avec la Ville d’Alfortville, cette initiative très originale consacrée à l’histoire, à la culture arménienne et à leurs relations avec la France permet de familiariser le public avec les recherches et les débats contemporains sur les questions arméniennes.
La conférence du dimanche 12 octobre avait pour titre surprenant :
« François Mitterrand et les Arméniens ».
Trois conférenciers étaient conviés pour aborder un sujet brûlant et fondateur de la Diaspora arménienne moderne, la reconnaissance du Génocide des Arméniens :
– Michel Marian, essayiste, ancien membre de l’association Solidarité Franco-Arménienne, qui a abordé le sujet : Un moment politique et géopolitique fondateur pour la reconnaissance du génocide,
– Ara Krikorian, éditeur, ancien président du Comité de Défense de la Cause Arménienne : Le rôle des militants arméniens dans la reconnaissance du Génocide par la France,
– et Robert Aydabirian, cofondateur de l’Union européenne des étudiants arméniens, qui a introduit la thématique de la journée en retraçant l’histoire de l’engagement arménien en France et en Europe, depuis le milieu des années 1960, axé sur la structuration de la communauté et la reconnaissance internationale du Génocide des Arméniens.
1- Robert Aydabirian : les points clés, la chronologie des événements :
1965 : Création de l’Union des Étudiants Arméniens d’Europe (UEAE)
Fondée en septembre 1965, l’UEAE est une émanation de la première génération d’après-guerre (les « boomers ») capable d’accéder aux études supérieures en France.
Elle a connu un grand succès, s’implantant dans plusieurs villes d’Europe comme Paris, Lyon (où se trouvait le noyau dur), Marseille et en Italie. L’UEAE a servi de lieu de formation pour de nombreux jeunes militants. Ces militants ont par la suite créé le Comité de Défense de la Cause Arménienne, présidé par Ara Krikorian, un collaborateur de longue date.
En 1975, en parallèle aux manifestations en Arménie autour du 24 avril, une frange de jeunes plus radicaux a émergé, soutenant la lutte armée. Gérard Chaliand, inspiré par Lévon Ter Minassian, a qualifié cette approche de « terrorisme publicitaire », soulignant son caractère ciblé.
Le 23 avril 1981, juste avant sa réélection à la présidence de la République, François Mitterrand a fait une déclaration cruciale, affirmant que les Arméniens « ont bien du présent et ont un avenir ». Aydabirian a relié cette phrase à la situation actuelle des Arméniens.
Les dates importantes qu’Aydabirian a citées concernant la reconnaissance internationale :
• 1984 : Tribunal Permanent des Peuples (une initiative menée par Gérard Chaliand).
• 1985 : Organisation des Nations Unies (rôle majeur de Varoujan Attarian, auteur de Génocide des Arméniens devant l’O.N.U).
• 1987 : Parlement Européen (préparation d’une résolution suite à l’initiative de Madame Paule Duport, députée européenne, en collaboration avec Mihran Amtablian et Aydabirian).
• 2001 : France, reconnaissance du Génocide des Arméniens par le Parlement.
Robert Aydabirian a mis en lumière la mobilisation collective et les efforts continus de personnalités politiques, juridiques et associatives pour faire avancer la cause arménienne et obtenir la reconnaissance du génocide à l’échelle internationale.
Michel Marian
2- Michel Marian a retracé le parcours de la reconnaissance du Génocide arménien, en soulignant le rôle crucial de la France dans ce processus, influencé par les conséquences de la Shoah et l’évolution de la conscience des droits de l’homme.
Points clés et arguments de l’intervention de Marian :
a) Le contexte initial de la « peine arménienne » (avant les années 1980) :
• Le génocide arménien est caractérisé par une « disparition physique »
(1915) et une « disparition politique » (1923).
• Malgré des tentatives juridiques embryonnaires (comme le Traité de Sèvres de 1920 sanctionnant les organisateurs et l’acquittement de Tehlirian), la géopolitique de l’époque (isolationnisme américain, montée de Mustafa Kemal) a empêché toute résolution.
• La Turquie a même exercé des pressions pour effacer le « malheur arménien », comme l’interdiction d’un film basé sur Les Quarante Jours du Musa Dagh de Franz Werfel dans les années 1930.
b) L’influence déterminante de la Shoah et la réactivation juridique :
• La Shoah a agi comme un « déclic juridique », menant à la création de nouveaux outils.
• Le concept de « génocide » : Le juriste Raphaël Lemkin a inventé ce terme pendant la guerre, s’inspirant des massacres arméniens, pour incriminer des crimes sans précédent.
• Conséquences juridiques internationales :
– Procès de Nuremberg (1945-1946).
– Convention des Nations Unies sur le génocide (1948).
– Convention sur l’imprescriptibilité (1968), qui a particulièrement intéressé les Arméniens.
• Controverse du paragraphe 30 : Une commission de l’ONU a reconnu que les massacres arméniens « comportent les traits d’un génocide », provoquant la colère de la Turquie et exposant ses tentatives de censure.
• Ce changement de paradigme, centré sur l’intérêt pour les victimes et les droits de l’homme, a permis aux Arméniens de réinvestir la scène internationale.
c) Le chemin de la reconnaissance en France :
• Le génocide arménien a été en partie « aspiré » par celui de la Shoah, créant des relations « ambivalentes » mais aussi un « effet de protection réciproque ».
• Éveil arménien : Stimulé par la mise en mémoire de la Shoah et la fin de la Guerre froide (qui avait sanctuarisé l’alliance avec la Turquie), les Arméniens (notamment via le journal Haratch et l’intellectuel Missakian) ont commencé à faire le lien entre les deux génocides.
• Radicalisation et terrorisme : Le déni turc a provoqué une radicalisation, une floraison de travaux documentaires, mais aussi l’émergence d’organisations comme l’ASALA, qui a mené des actions terroristes ciblées.
• La visite de François Mitterrand à Vienne en 1984 symbolise une période de résilience et de « résurgence sociologique » pour les Arméniens, où la deuxième génération a commencé à faire entendre sa souffrance.
• Le rôle de la France sous Mitterrand (années 1980) :
– La France était sous pression en raison de sa forte communauté arménienne et de la présence de l’ASALA.
– François Mitterrand, porté par un gouvernement socialiste aux idéaux porteurs d’espoir, a été confronté à cette question.
– De nombreux responsables socialistes (Gaston Defferre, Charles Hernu, Louis Mermaz) étaient proches de la cause arménienne.
– En 1984, Mitterrand a prononcé à Vienne la phrase clé : « Les Arméniens ont bien été victimes d’un génocide en 1915. C’est un fait historique et une souffrance qui doit faire l’objet d’une compassion. »
• Le concept du « Droit à la mémoire » : Cette approche incluait :
– La prononciation du mot « génocide ».
– La reconnaissance de la communauté arménienne dans la population nationale (jours de congés spécifiques).
– La réaffirmation de références historiques françaises en faveur des Arméniens.
– L’engagement d’aider les Arméniens dans les instances internationales (ex : résolution du Parlement Européen de 1987).
• Consensus politique : Malgré des hésitations initiales de la droite en période de cohabitation, un consensus a émergé, la droite reconnaissant finalement la nécessité de cette position au nom de l’universalisme et du rôle moral de la France (incarné par des figures comme Patrick Devedjian).
d) L’héritage et les défis futurs :
• Reconnaissance acquise en France : Le génocide des Arméniens est désormais établi publiquement dans l’enseignement et la recherche en France, intégré dans des ouvrages de référence.
• Dignité des communautés : Le combat pour la reconnaissance a conféré une dignité aux communautés arméniennes en France.
• Échec des aspirations territoriales : La « dynamique rationnelle » qui liait justice et restitution de territoires n’a pas abouti. La reconnaissance du génocide n’est pas devenue une condition explicite à l’adhésion de la Turquie à l’Europe.
3- Ara Krikorian a axé son discours sur le rôle des militants oubliés, sans qui rien ne serait réalisé.
Le conférencier exprime sa gratitude envers les organisateurs, en particulier Mgr Norvan Zakarian, et il a rendu hommage à plusieurs figures importantes de la cause arménienne, dont Patrick Devedjian, Gérard Chaliand et Garbis Aprikian, soulignant leur militantisme.
A. Krikorian a insisté sur l’importance des personnes qui travaillaient « dans l’ombre » pour la Cause arménienne, citant des amis de Lyon, Grenoble, Genève, et des figures comme Jean Krikorian et Maurice Dolmadjian. Ces militants discrets ont posé les premières pierres, notamment pour la diffusion de la Cause dans des villes comme Vienne, en persuadant les élus locaux de l’importance de l’engagement. Il se souvient de l’inauguration d’un collège où le maire Franceschi a été le premier à lui parler du génocide arménien, illustrant comment les graines du militantisme sont semées discrètement. Lui-même, en tant que militant, son engagement personnel commence en 1958, quand il va dans un camp arménien (Nor Seround).
En 1965, il a cofondé le CDCA (Comité de Défense de la Cause Arménienne) avec Robert Aydabirian.
Il distingue le militant de la diaspora : un individu modeste, dévoué, audacieux et courageux, qui ne cherche aucun avantage personnel, contrastant avec le militantisme en Arménie qui peut parfois être une voie vers un poste social. En diaspora, le militant n’a « aucun avenir » et ne peut que perdre du temps et de l’argent.
Il partage un souvenir émouvant d’une mobilisation réussie à Toulon, où des milliers d’Arméniens se sont rassemblés, soulignant que sans ces militants, la « partie n’aurait jamais été gagnée ».
Ara Krikorian a terminé son intervention en abordant une question centrale : « Qu’en est-il du militantisme aujourd’hui ? » Il a exprimé des doutes sérieux sur la capacité à mobiliser efficacement pour la pénalisation de la négation du génocide, notant que de nombreux historiens en France défendent la liberté de l’historien au détriment de cette pénalisation.
Deuxième piste : est-ce que la communauté peut être mobilisée pour défendre et promouvoir la langue et la culture arméniennes ? En ce qui concerne les relations Diaspora-Arménie, il a souligné la nécessité de revoir entièrement les relations entre la diaspora et l’Arménie. En conclusion, le conférencier a appelé à une réflexion sur la manière de « réveiller » le militantisme arménien face aux défis contemporains, en se basant sur l’héritage d’engagement désintéressé.
C. I.