Construction de l’État arménien, c’est la mère des batailles ! 

Par Robert AYDABIRIAN

Les résultats des élections partielles à Gyumri et à Parakar, le 30 mars 2025, montrent que la République d’Arménie traverse une crise de confiance majeure. Trois facteurs expliquent l’état de crise profonde de la vie politique. D’abord, le taux de participation est faible, ce qui démontre la défiance entre les gouvernants et les gouvernés ou plutôt entre les dirigeants politiques et les citoyens. Une forte abstention est toujours le signe d’une mauvaise santé de la société et il y a fort à parier que cette dynamique de méfiance à l’égard du politique se poursuive, en raison notamment du fait que le système politique, si système il y a, favorise l’indifférence des uns et la paresse des autres. Ensuite, il est surprenant qu’aucune force de l’opposition parlementaire – ni l’alliance «Arménie», ni le parti «J’ai l’honneur», ni la FRA – ne se soit présentée devant les électeurs et les électrices. Ces « forces », conscientes qu’elles ne sont plus audibles pour le public, doivent en tirer les leçons, pour peu qu’elles en aient le courage. Enfin, le dernier trait distinctif important de ces élections concerne le parti «Contrat civil», dirigé par le Premier ministre, qui a recueilli 36% des voix, ce qui lui permet d’occuper la première place, mais ce résultat est insuffisant pour gouverner seul la ville, ceci démontrant au passage une baisse de popularité, cédant ainsi sa place au retour des anciens adeptes de la stratégie de la cravate, par-dessus leurs basses manœuvres (corruption, intimidation, sectarisme). 

Rompre avec l’état de défiance 

Il est urgent d’identifier la mère des priorités et cette dernière ne peut être que la construction de la « maison Arménie » de l’intérieur ou en termes moins imagés, la construction de l’Etat souverain arménien. Voilà le seul point à l’agenda du peuple arménien. Tout le reste est secondaire. La priorité, ce n’est pas la reconnaissance du génocide. La priorité, ce n’est pas le sort réservé à l’Eglise apostolique arménienne. La priorité, ce n’est pas l’alternance au pouvoir en place à Erevan. La priorité, ce n’est pas le sort réservé au Groupe de Minsk, ni à la question de l’Artsakh. La priorité, ce n’est pas la relation avec la Russie ou avec l’Union européenne. La priorité, ce n’est pas des sanctions contre l’Azerbaïdjan. La priorité des priorités, encore une fois, c’est de reconstruire la République d’Arménie de l’intérieur en changeant de culture du travail et de culture politique. Toutes les solutions des points cités plus haut découlent de la reconstruction de la maison Arménie ou de la République d’Arménie de l’intérieur : une nouvelle Constitution est urgente afin de créer un véritable système politique arménien et non végéter dans un monstrueux système post-soviétique que l’on traîne depuis 1991 ; une réforme de la Constitution est nécessaire en vue de créer de nouvelles institutions permettant la distinction entre l’Etat et le régime afin de compter sur une administration visible, incorruptible et efficiente ; une vraie politique ambitieuse dans les domaines de l’éducation, de la sécurité et du développement économique est vitale pour redresser le marché arménien et le rendre attractif mais aussi pour consolider la vie sociale et culturelle afin d’améliorer le quotidien des Arméniens et leur permettre de vivre sur place. La paix ne peut passer que par le renforcement des structures étatiques de façon à irriguer l’ensemble du corps social national. Or, la maison Arménie brûle et les Arméniens regardent encore ailleurs. Il est encore temps d’éteindre le feu pour peu que l’ensemble des acteurs arméniens se retrousse les manches et fasse de la construction de l’Etat, la mère des batailles. 

Renouer avec la fluidité entre le pouvoir et la société 

Le Premier ministre Nikol Pachinian, qui avait promis une révolution dans la fonction publique il y a 7 ans, a admis en avril 2025 qu’il existe une crise du personnel dans tous les secteurs du pays. Lors d’un récent conseil des ministres, le Premier ministre a annoncé qu’il avait eu la veille une discussion autour du concept d’Arménie réelle qu’il a lui-même proclamée. Les participants en étaient arrivés à la conclusion que 95 % des acteurs de la bonne marche de l’Etat ne sont pas bons ; et la situation est valable dans les autres corps de métiers, comme l’artisanat (plombiers, tailleurs) mais aussi et surtout la fonction publique (enseignants, fonctionnaires d’État et des collectivités). 

« Admettons, avait-il déclaré en 2018, que la situation soit la même partout, y compris dans la gouvernance. Si l’on peut conduire une voiture de la même manière, pourquoi ne pourrait-on pas être membre du gouvernement ou fonctionnaire de l’État de la même manière ? » Nous devons admettre, avait-il ajouté, que dans sept ans, quiconque se lèvera du matin au soir dira que ce gouvernement mène une politique du personnel inadéquate. Or, il faut l’admettre : le gouvernement mène une politique du personnel inadéquate, car le pays est confronté à une crise du personnel, une crise des ressources humaines ». 

Près de sept ans après ces déclarations, le chef du gouvernement affirme qu’il existe un petit groupe de bons cadres, mais qu’un poste dans la fonction publique ne les attire pas. 

Le chef du gouvernement est arrivé à cette conviction après les résultats présentés par la ministre de l’Education, Janna Andreassian, lors du conseil des ministres, selon lesquels 437 écoles en Arménie ont essayé de nommer des directeurs conformément aux nouvelles normes adoptées au cours des deux dernières années, mais seulement 30 % y sont parvenus. Seuls 13 % des candidats ont présenté des programmes de développement crédibles. 

On ne sait pas à qui s’adressait en fin de compte la critique acerbe du chef de l’exécutif à propos de la crise du personnel, mais il en a mentionné, selon lui, les raisons : plus de 70 % des localités n’ont pas de jardins d’enfants, et plus de 70 % des écoles sont à moitié détruites, tant sur le plan de l’urbanisme que sur le plan du contenu. 

Mettre l’éducation en haut des priorités 

Aider les Arméniens à réussir à reconstruire assurément leur pays passe par la mise en œuvre des meilleurs programmes de sciences de l’éducation qui peuvent apporter des progrès aux grandes comme aux petites villes et villages. Cela passe aussi par l’apprentissage aux nouvelles technologies, à la philosophie politique, aux sciences humaines (sociologie, ethnologie, histoire, anthropologie), à la science politique, aux sciences administratives (fonction publique, collectivités) ainsi que dans le domaines des techniques agricoles. Cette aide au développement vise à installer et moderniser des infrastructures performantes (systèmes d’électricité, chauffage de l’eau solaire sur les toits des maisons et des structures agricoles). Ces programmes permettront aux habitants d’Arménie de se rapprocher de la maîtrise de leurs métiers et d’assurer leur propre avenir. Tout comme nos parents l’ont fait en laissant leur statut de réfugié né de leur exode post-génocide en s’intégrant dans les sociétés occidentales pourvues de ces facilités matérielles, il incombe aux Arméniens établis dans la diaspora de fournir cet effort pour le bien de tous. A l’époque de nos parents et grand-parents, ces camps de réfugiés ont duré jusqu’en 1965, constituant par la même occasion une partie de notre histoire, lorsque ces anciens réfugiés ont envoyé leurs enfants étudier dans des écoles ou des universités occidentales. Ceux-ci sont devenus des professionnels solides et de bons citoyens. La solution est donc à portée de main. 

Créer une agence nationale du retour en Arménie 

Après la disparition du «rideau de fer» en 1991, la présence d’établissements étrangers dans la République d’Arménie a participé au développement d’un bon nombre d’ingénieurs, de scientifiques et de dirigeants; Mais beaucoup d’entre eux se sont retrouvés comme expatriés. Il est urgent qu’ils reviennent au pays, enrichis par leurs expériences, leurs contacts et réseaux précieux qu’ils ont acquis à l’étranger. Les professionnels arméniens de la diaspora ont également beaucoup à donner dans ce domaine. Après avoir appris à écouter et à respecter la sagesse de la population locale, ils s’adapteront aux conditions locales et partageront leur savoir-faire pratique. 

Le changement est l’une des conditions les plus difficiles que les êtres humains doivent adopter s’ils souhaitent progresser. Sans changement, qui implique également des risques, il n’y a ni progrès ni succès. L’une des différences entre l’Arménie et Israël, une comparaison qui revient souvent dans la bouche des Arméniens, est que la première a commencé par la culture et les pratiques soviétiques profondément enracinées, tandis que le second avait une feuille vierge à remplir. 

Cela signifie-t-il qu’aux temps anciens nous n’avions pas des cadres de grande qualité ? Ce pays a donné naissance à des scientifiques de renommée mondiale comme Victor Hambardzumyan, l’un des fondateurs des théories astrophysiques développés à l’observatoire Byurakan. Le génie des sciences était encouragé, la discipline était imposée, mais il manquait la liberté de parler, de penser et d’entreprendre. L’entre-soi au sein du parti unique s’est montré contre- productif. La course à l’armement entre Soviétiques et Américains a ruiné le système en place, déjà mal conçu tellement les défauts de fabrication étaient flagrants. 

Il n’est pas toutefois utile de se réfugier dans le passé. Immuable certes mais inadéquat quand il est mal utilisé. Mais l’urgence c’est aujourd’hui, car le temps présent est difficile à vivre, il accélère l’incertitude et l’anxiété. Aussi avons-nous le devoir impérieux de choisir nos priorités – car choisir c’est renoncer ! – et de travailler tous ensemble à reconstruire les fondamentaux de ce jeune Etat d’une vieille nation héritière de plus de 3 000 d’histoire pour démontrer une nouvelle fois que les Arméniens sont avant tout des bâtisseurs et rien que des bâtisseurs, puisqu’aujourd’hui, il faut rebâtir le bien commun qu’est la République d’Arménie dans ses moindres recoins. 

Robert AYDABIRIAN 

Paris le 9 avril 2025 

robertaydabirian@gmail.com