Daron Acemoğlu : « L’Arménie arrivera- t-elle à construire une société meilleure ? »

Par Sargis HAROUTIOUNIAN

L’Arménie arrivera-t-elle à construire une société meilleure ? Selon l’économiste arménien de renommée mondiale Daron Acemoğlu, c’est aujourd’hui le principal problème auquel est confrontée l’Arménie, dont la solution permettra au pays de surmonter les problèmes politiques et économiques systémiques.
Professeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT), Daron Acemoğlu a récemment participé à distance à la conférence internationale sur la sécurité de l’Arménie organisée à Erevan par « APRI Armenia », un institut d’analyse nouvellement fondé.
Selon Acemoğlu, au cours des trente années qui ont suivi l’effondrement de l’Union soviétique, les anciennes républiques soviétiques ont manifesté deux types de comportement politique et économique.
Le premier groupe comprend les pays d’Europe de l’Est et les États baltes post-soviétiques, qui ont procédé à de véritables changements institutionnels, à la suite desquels les élites communistes et bureaucratiques de ces pays ont été poussées à la marge. Même si cette évolution a causé une certaine instabilité, elle a ouvert la voie à l’établissement de meilleures institutions politiques et économiques.
Le deuxième groupe comprend la plupart des anciennes républiques soviétiques – les pays d’Asie centrale, l’Azerbaïdjan, la Russie et la Biélorussie – où les élites de l’ère soviétique ont pris un nouveau visage de nationalistes ou de combattants pour l’indépendance. Les structures institutionnelles qui ont été établies dans ces pays sont basées sur des liens de parenté ou de connivence, les économies sont généralement en mauvaise position et la démocratie en est absente.
Selon Daron Acemoğlu, l’Arménie avait de meilleures chances de rejoindre le premier groupe, car la société civile était plus développée que dans de nombreux pays post-soviétiques, avec des personnes plus instruites en raison de la géographie économique de l’Union soviétique. Cependant, l’Arménie a suivi la voie du deuxième groupe. Même après la révolution de 2018, les problèmes à cet égard demeurent et aujourd’hui, la situation est plus complexe, car la Russie a intensifié ses efforts de gouvernance sur les pays post-soviétiques.
« La démocratie est décisive », affirme Acemoğlu. « Mon travail, par exemple, montre que les pays qui deviennent vraiment démocratiques connaissent une relance économique sérieuse. Dans les véritables démocraties, le PIB par habitant est en moyenne 25 % plus élevé au cours des vingt dernières années que dans les pays non démocratiques. Dans les démocraties, les investissements dans l’éducation et les soins de santé augmentent et le gouvernement oriente davantage de ressources vers les domaines qui en ont besoin. Autrement dit, la démocratie est meilleure à bien des égards. Mais la démocratie n’est pas forcément suffisante. Les élections tenues par les démocraties ne sont pas suffisantes. Il y a trois facteurs possibles. Tout d’abord, lorsque vous élisez un gouvernement, il commence à agir comme une dictature. Cependant, cela ne fonctionnera pas, et il pourra y avoir des gouvernements dictatoriaux successifs. C’est le potentiel de la démocratie qui fournit une structure institutionnelle qui impose le dialogue, le compromis entre les différents groupes. Cela implique un mécanisme de contraintes et de contrepoids, dont les philosophes politiques parlent depuis trois cents ans. Deuxièmement, il faut une structure institutionnelle qui vous éloignera des politiques démagogiques et populistes. Je pense que l’Arménie a déjà souffert des deux. Troisièmement, il y a besoin d’une réflexion d’expert sur la politique économique pour progresser dans la construction d’institutions économiques. Les institutions économiques dépendent beaucoup du système politique. Je pense que la situation dans ces trois directions dans les anciennes républiques soviétiques est stagnante, mais j’espère vraiment que le processus en Arménie sera différent. Il existe un certain nombre de conditions préalables pour mieux réussir. De temps en temps, il y a des progrès, mais ce n’est pas suffisant. C’est vraiment le moment de comprendre ce que l’on veut vraiment. »
Selon le coauteur du célèbre livre « Pourquoi les nations échouent », la situation dans laquelle se trouve l’Arménie depuis son indépendance n’est pas unique au monde. De nombreux pays ont suivi cette voie et ont mis en œuvre de véritables réformes.
« Tout cela nécessite un nouveau type de dialogue national », souligne l’économiste. « Mais cela ne concerne pas seulement l’Arménie. Au fil des ans, l’affaiblissement des institutions, l’exploitation des différences, la démagogie, la politique populiste, l’absence de mécanisme de contraintes et de contrepoids ont pesé sur le pays. Par exemple, en Biélorussie, le taux de polarisation est également très élevé. En Ukraine, avant la guerre, c’était la même chose : le peuple n’était pas uni contre la Russie. Mais il s’est uni. Il est possible que les gens s’unissent. Je pense que c’est le premier pas pour l’Arménie. »
Selon l’expert de 54 ans, le rôle clé dans la construction d’une société démocratique appartient aux représentants de la société civile.
« Quand j’ai parlé du mécanisme de contraintes et de contrepoids dans ma théorie, le maillon central de ce mécanisme est la société civile, la participation des gens à la politique, pour ainsi dire, de bas en haut, ce qui permet à l’État d’établir de meilleures institutions de la société civile », indique Acemoğlu. « Le secteur privé se situe entre les deux, entre l’État et la société civile. Cela peut être un moteur de croissance économique, cela peut être une force positive en politique, mais cela peut aussi jouer un rôle négatif terrible. Le rôle que jouera le secteur privé dépendra de ses relations avec les politiciens. Cela pose la question de la responsabilité. On ne peut pas dire que c’est juste une question de responsabilité des politiciens. La société est également responsable, car c’est elle qui amène les gens au pouvoir. La société civile et le secteur privé sont aussi responsables. On ne peut pas dire : si les institutions sont corrompues, c’est donc normal que les entreprises fonctionnent de cette façon. »
Malgré les pertes, l’Arménie a un grand potentiel : son capital humain. « Malgré l’énorme fuite des cerveaux, l’Arménie possède un énorme capital humain, qui est plus avancé en termes de compétences dans le domaine de la technologie que beaucoup, presque toutes les anciennes républiques soviétiques », assure l’expert. « L’Arménie a de sérieuses capacités dans d’autres domaines de haute technologie et de haute qualification. »
Par ailleurs, Acemoğlu, en tant qu’Arménien de la diaspora, a conseillé à l’Arménie de ne pas trop compter sur la diaspora, mais de plutôt favoriser le renforcement de la société civile. « En ce qui concerne la diaspora, je dirais que c’est la plus grande force de l’Arménie, mais aussi sa plus grande faiblesse », confie Acemoğlu. « Si l’on regarde les pays qui ont le plus bénéficié des idées et de l’argent venant de leur diaspora, l’Inde et la Chine ont de nombreux exemples de la façon dont leurs enfants partis à l’étranger sont revenus avec de nouvelles idées dans le domaine de la science, du commerce et même de l’organisation sociétale. Dans le cas de l’Inde, vous pouvez voir la progression dans les secteurs de l’économie où leur diaspora est active dans l’économie américaine. Au cours de la dernière décennie, les progrès technologiques de la Chine ont été largement apportés par les Chinois formés aux Etats-Unis. La diaspora peut être une énorme ressource qui dirigera l’argent et les technologies vers l’Arménie. Cependant, elle joue également un rôle négatif, car les élections politiques et internationales en Arménie doivent être organisées par les personnes qui vivent en Arménie. Une dépendance excessive à l’égard de la diaspora ne sera pas bonne pour les développements internes de l’Arménie. En fin de compte, la relance de la société civile est importante. Elle ne peut jamais venir de l’étranger, elle doit se produire à l’intérieur du pays. »
Le professeur a présenté la Finlande comme un exemple pour l’Arménie. Un pays qui – après avoir subi une défaite militaire contre l’Union soviétique il y a environ quatre-vingts ans et perdu un certain nombre de territoires – a réussi à devenir l’un des pays développés du monde.
« Si l’on veut surmonter la polarisation actuelle en Arménie, je pense que l’unité nationale et historique sera un avantage. Je vais prendre l’exemple de la Finlande, duquel on peut tirer des leçons. La Finlande était un pays extrêmement arriéré, très inégalitaire, qui était partagé entre de très riches propriétaires terriens (d’anciens seigneurs féodaux et des nobles) et un capital humain relativement faible. Ce pays était sous la menace directe de la Russie, qui a tenté d’envahir la Finlande, mais qui, comme on le sait, a échoué. Cependant, la Russie lui a imposé d’importantes sanctions sous la forme d’une énorme dette militaire. Je ne pense pas qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, quelqu’un aurait pu prédire que la Finlande deviendrait un modèle de démocratie, un centre de croissance économique, mais c’est ce qu’elle est devenue aujourd’hui. Elle a tiré partie de son identité culturelle et nationale unique. À cet égard, la Finlande n’a rien à voir avec les autres pays scandinaves, ni même avec le reste de l’Europe. La Finlande a mis en œuvre des réformes qui ont réduit les inégalités au niveau des terres, des réformes fiscales à grande échelle, et a fait de sérieux efforts pour développer diverses industries afin de pouvoir payer les amendes militaires et a construit une démocratie exemplaire. Cependant, la Finlande est toujours confrontée à une menace existentielle. L’Arménie fait face à un danger existentiel, compte tenu de la situation actuelle, les jeunes désespérés quittent le pays. Actuellement, l’Arménie est à la croisée des chemins, mais elle peut apprendre de la Finlande et changer de cap », a déclaré l’économiste.

Article initialement publié
sur le site internet de RFE/RL