Par Marc Davo
À la suite de l’adoption de la résolution 2797 du Conseil de sécurité des Nations Unies sur le Sahara occidental, le 31 octobre dernier, je me suis, de nouveau, penché sur le cas, désastreux pour les Arméniens, du Haut-Karabakh. Son sort, scandaleux sur le plan politique et humanitaire, aurait pu être très différent de ce qu’il est actuellement. Déjà le cas du Golan* m’avait intrigué, celui du Sahara occidental vient de me convaincre qu’il n’y a pas de fatalité en diplomatie.
L’exemple du Sahara occidental
Les analyses et commentaires vont dans le même sens, le Maroc a marqué un coup de maître pour faire admettre la marocanité du Sahara occidental.
En effet, le Maroc a réussi à ranger les grandes puissances de son côté, alors qu’après le retrait de l’Espagne de sa colonie en 1975, l’affaire du Sahara occidental semblait mal engagée pour Rabat. Sous mandat français, le royaume rêvait déjà à un grand Maroc. Au moment de son accession à l’indépendance en 1956, il considérait, comme aujourd’hui, que ce territoire saharien relevait historiquement de l’espace de sa souveraineté. Et, cette idée était et continue d’être ancrée dans la conscience populaire indépendamment de l’attitude politique que chaque Marocain peut avoir. Il existe donc un consensus national incontestable sur ce sujet.
Le roi Hassan II en pensant au Sahara, déclara que la réunification de la nation, « c’est l’aspiration constante de mon peuple », et demanda l’arbitrage de la Cour Internationale de Justice de La Haye. Celle-ci rendit son avis en 1975 selon lequel « les éléments et renseignements portés à sa connaissance n’établissent l’existence d’aucun lien de souveraineté territoriale entre le Sahara occidental … et … le Maroc, mais des liens juridiques d’allégeance existaient » … Un avis mi figue, mi raisin de l’avis des spécialistes. La « marche verte » organisée par le souverain chérifien en novembre de la même année créa un fait accompli avec l’installation d’une population importante marocaine dans les principales agglomérations du Sahara.
L’ONU s’en mêla, les grandes puissances se positionnèrent plutôt contre, certaines organisations régionales comme l’Unité africaine, condamnèrent. En fin de compte, aucune puissance pesant sur l’échiquier international ne soutenait la position marocaine, alors que l’Algérie voisine finançait et armait la guérilla sahraouie. Malgré le quasi-isolement diplomatique, la présence démographique, économique et administrative marocaine se renforçait année après année sur ce territoire.
Mohammed VI, successeur de Hassan II, fit du dossier sahraoui une priorité et prit l’initiative de proposer un plan d’autonomie. En gros, le plan prévoit un parlement, un exécutif, une fiscalité territoriale propre, … mais dans le cadre de la souveraineté marocaine. Les démarches constantes de Rabat ont finalement abouti à la reconnaissance de la marocanité du Sahara par Washington en mars 2019, par Paris en juillet 2024, puis Londres et d’autres pays.
La résolution du Conseil de sécurité, présentée par les Etats-Unis, considère le plan marocain comme une solution crédible pour résoudre la question saharienne, ce qui est une victoire diplomatique considérable pour le Maroc.
Le contre-exemple du Haut-Karabakh
Nous avons vu que la contestation contre le joug azéri par la population arménienne de la RANK (Région autonome du Nagorny-Karabakh) commença en 1988 (certains historiens situent son début plus tôt en 1985). Elle s’intensifia avec l’implosion de l’URSS et se transforma en un conflit armé jusqu’à la signature du cessez-le-feu en 1994. Auparavant, la population locale par référendum avait exprimé sa volonté de rejoindre la mère patrie. Une procédure légale par laquelle la population s’exprima en bonne et due forme conformément à la réglementation soviétique et en vertu du principe de droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Pendant les premières années du conflit, il y eut un alignement des planètes pour un court laps de temps. Un contexte favorable aux Arméniens s’esquissait avec notamment la mise en place du groupe de Minsk en 1992. Il y avait consensus pan-arménien, c’est-à-dire tant au sein de la population d’Arménie qu’au Haut-Karabakh, en faveur du rattachement. De plus, la présence de 150 à 170 000 environ d’Arméniens sur le territoire constituait un atout politique pour faire valoir le bien-fondé d’un rattachement. Enfin, les principaux pays intéressés par l’exploitation pétrolière en Azerbaïdjan, y compris la Russie, avaient adopté une position compréhensive, du moins non agressive, à l’exception de la Turquie, à l’égard des Arméniens, une sorte de pression sur les autorités de Bakou, en vue d’arracher de ces dernières plus d’avantages.
Malheureusement, cette fenêtre d’opportunité n’a pas été saisie par les autorités arméniennes. Une fois le partage des champs pétroliers effectué avec beaucoup d’habilité politique par Haydar Aliev, la question du Haut-Karabakh se glissa dans l’escarcelle du Kremlin. Ce dernier utilisa le conflit à son profit pour maintenir son influence au Sud-Caucase.
La démission de Levon Ter Petrossian (février 1998) suivie de l’arrivée au pouvoir du clan mafieux aligné sur les intérêts russes changea la donne.
La pression extérieure, les intrigues du Kremlin avec la complicité de la « 5e colonne », la naïveté, voire l’incompétence de certains dirigeants arméniens, créèrent les conditions telles que le Haut-Karabakh s’engagea dans un autre processus politique tout compte fait préjudiciable à ses intérêts de tout point de vue. Levon Ter Petrossian n’a pas eu le courage d’imposer la solution qu’il estimait appropriée, Robert Kotcharian, de par sa politique de prolongement du statu quo, confia le sort du territoire au Kremlin, Serge Sarkissian, bien que conscient de la fragilité du statu quo se montra incapable d’imposer une solution et Nikol Pachinian ne comprit pas l’équation complexe dont il était chargé de résoudre. A cela s’ajoutait la foi aveugle des dirigeants de Stepanakert dans le soutien « fraternel et indéfectible » de Moscou à leur cause. La classe dirigeante d’Arménie et du Haut-Karabakh a failli dans son devoir de faire le maximum possible pour mettre le pays en mesure de relever les défis énormes auxquels il devait faire face.
Au lieu de privilégier l’indépendance du Haut-Karabakh qu’aucun pays ne reconnut, la classe politique en Arménie et au Haut-Karabakh auraient dû rester fidèles à la volonté de la population du territoire, c’est-à-dire son désir de rattachement à la mère patrie. Pendant les 26 années, les gouvernements d’Erevan, mais aussi les autorités de Stepanakert ressassaient la nécessité d’encourager le repeuplement du pays, mais en réalité peu d’actes concrets. Lorsque j’ai exprimé mon étonnement de peu d’effets sur ce plan-là avec Tatoul Hakobian, le journaliste bien connu d’AliqMedia m’objecta pour souligner qu’« on n’allait pas dépeupler les villages d’Arménie pour repeupler le Haut-Karabakh ». Certes, sa remarque était pertinente, mais le contexte moyen-oriental (instabilité libanaise, révolution islamique d’Iran, guerre Iran-Iraq et plus tard crise syrienne) se caractérisait par la forte diminution des communautés arméniennes dans les pays concernés au profit des vastes pays occidentaux (Australie, Canada, Etats-Unis, …). Les gouvernements arméniens n’ont pas canalisé ces flux migratoires vers l’Arménie ou le Haut-Karabakh. Le facteur démographique revête une importance cruciale d’autant plus que durant les années soviétiques le gouvernement azéri avait entrepris efficacement une politique de dépeuplement de la RANK (de 90% d’Arméniens, le territoire a enregistré une baisse importante jusqu’à 75%). Thomas de Waal dans son livre « Black Garden », estime que la baisse démographique fut le facteur de déclenchement de la contestation contre le pouvoir azéri en 1988. Les autorités de Stepanakert en étaient conscientes, mais leurs mesures pour le repeuplement constituaient plutôt un moyen de détournement de fonds, souvent à des fins personnelles. Lors d’un entretien, David Babayan, ministre des Affaires étrangères, me confia que si le Haut-Karabakh avait une population nombreuse de 500 000 habitants, Bakou n’aurait pas osé agir ainsi. En tout cas, la réaction de la communauté internationale aurait été différente.
Une gestion mafieuse, un pillage systématique et une administration peu efficace ont fini par inciter les jeunes générations à prendre le chemin de l’étranger. La corruption et l’intolérance avaient atteint un tel niveau que les sbires du pouvoir n’hésitèrent pas à agresser le jeune journaliste Hayk Ghazarian de CivilNet parce qu’il avait tout simplement filmé une petite manifestation de fonctionnaires devant le ministère de la Justice à Stepanakert.
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Après les drames successifs et surtout la catastrophe d’épuration ethnique (septembre 2023), il est courant d’entendre évoquer dans les milieux d’analystes et commentateurs l’idée qu’il fallait céder et aller à temps au compromis avec Ilham Aliev et même en 1997 avec Haydar Aliev. D’éminents analystes ou journalistes comme Davit Stépanian ou Tatoul Hakoban et autres sont d’avis qu’il aurait fallu prendre langue avec les Azéris en procédant à des concessions afin de préserver l’essentiel. Au risque de choquer les bien-pensants, à mon sens, il aurait fallu tenir ferme la position sans affaiblir le front. Une telle fermeté, loin des effets de manche et discours lyriques tels qu’on a pu observer tout au long des années, devait s’accompagner du renforcement de la cohésion nationale, de la construction d’un système de défense solide et d’une diplomatie active. Le Maroc a récolté les dividendes de la pugnacité, de l’opiniâtreté et de la souplesse de sa diplomatie depuis 1975. Tout le contraire de ce que les dirigeants d’Erevan et de Stepanakert ont fait à partir de l’indépendance en 1991.
L’adoption de la résolution 2797 montre qu’il n’y a pas de fatalité dès lors qu’on se donne les moyens pour défendre fidèlement une cause. L’impensable, il y a 50 ans, est obtenu aujourd’hui, dans le cas marocain. Rien n’indiquait que les Arméniens ne pouvaient pas conserver le Haut-Karabakh. Pendant des siècles ils avaient vécu dans leurs montagnes et avaient tenu tête à l’assaut des empires féroces dirigés par Gengis khan, Tamerlan ou autres, mais l’idéologie Israél-Oriste conduisit au stade où nous sommes. ■
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* Le président Trump a signé un décret le 25 mars 2019 reconnaissant l’annexion du Golan par Israël.