DÉCRYPTAGE – Il y a deux ans, le Haut-Karabakh

Par Marc DAVO

Le 19 septembre 2023, il y a donc deux ans, les Arméniens ont perdu le Haut-Karabakh. En effet, ce jour-là, sous prétexte de mener une opération contre le terrorisme, les forces militaires azéries, selon un plan prédéterminé, envahissent le territoire du Haut-Karabakh que le contingent russe a l’obligation de protéger, conformément à l’engagement signé le 9 novembre 2020 par Erevan et Bakou, sous la houlette de Vladimir Poutine. Cette fois-ci, la tactique militaire adoptée consiste à couper les principales routes en isolant les régions les unes des autres. Les atrocités commises contre la population sans défense, puisque les militaires russes n’ont même pas bougé le petit doigt, provoquent la panique. Beaucoup dans les villages abandonnent tout et à pied, prennent le chemin de Stepanakert. Dans une atmosphère de sauve qui peut, le réservoir d’essence près de Stepanakert a été pris d’assaut et la négligence qui est propre à ce genre de situation, donne lieu à une gigantesque explosion qui pulvérise plus de 200 personnes.

Du jour au lendemain, 100 000 Arméniens perdent leur patrie et si l’on y ajoute les 30 000 de la région de Hadrout et de Chouchi qui avaient fui leur terre en 2020 à la suite de la guerre des 44 jours, on peut dire que tout un peuple a été victime d’une opération de nettoyage ethnique. Le lecteur ordinaire se dira peut-être que ce chiffre ne pèse pas lourd par rapport à d’autres événements du genre, dans l’ex-Yougoslavie, en Afrique (Ethiopie ou l’est de la République démocratique du Congo), etc. Certes, mais le malheur des gens ne se mesure pas en nombre, surtout pour un peuple démographiquement peu nombreux et qui a connu un génocide atroce, le premier du XXe siècle.

A l’occasion de ce triste anniversaire, certains médias arméniens ont tenté d’expliquer les tenants et les aboutissants d’un tel drame. J’estime qu’il convient de parler et de reparler de ce drame, ne serait-ce que pour exorciser une population martyrisée. La page du Haut-Karabakh est tournée pour le gouvernement actuel, mais pas pour le peuple arménien.

Un regard rétrospectif 

Nous nous sommes forcés de répondre, dans les articles précédents, à la question de savoir comment et pourquoi cela s’est produit. En effet, les erreurs stratégiques du clan Karabakhtsi qui s’est emparé du pouvoir à Erevan dès 1998, en poussant dehors le premier président Ter Petrossian qui n’a pas eu le courage de résister, ne sont plus à démontrer. Un clan, associé à des éléments mafieux locaux, qui a étendu la corruption et remis des pans entiers de l’industrie au capital russe, a approfondi au cours des vingt années de règne, le fossé de l’animosité entre les Arméniens, ceux d’Arménie et ceux du Haut-Karabakh. Instrumentalisé par le Kremlin, ce pouvoir s’est aligné machinalement sur la politique décidée à Moscou ; les tentatives de rapprochement avec l’Europe sous la présidence Sarkissian, par voie de conséquence, ne pouvaient nullement aboutir, tant l’étau russe était serré autour des dirigeants et institutions nationales. L’alignement d’Erevan sur Moscou a eu pour corollaire à Stepanakert, sa forme plus accentuée, c’est-à-dire la vassalisation. La vassalisation a eu pour résultat chez la population du Haut-Karabakh le maintien de cette dernière dans un état de soumission intellectuelle et politique auquel elle a adhéré plus ou moins inconsciemment dans sa quasi-majorité. L’état d’isolement intellectuel entraînant un sous-développement politique dans lequel elle évoluait ne lui permettait pas d’imaginer son salut ailleurs qu’au sein de la culture et de la protection supposée russes. Je me souviens, dans une conversation banale, de la réaction d’un officier artsakhiote offusqué, parce que j’avais exprimé mes hésitations à aimer Dostoïeveski ; comme si ne pas aimer tous les auteurs russes était un sacrilège. A une autre occasion, je soulignais auprès d’un ministre la nécessité d’établir des liens avec l’OIF (Organisation internationale de la francophonie) afin de créer par des contacts avec le monde extérieur, un environnement propice à l’ouverture d’esprit pour des Artsakhiotes. Mon interlocuteur s’est dit inquiet de la réaction russe qui ne pouvait être, selon lui, que négative à l’égard d’une telle mesure.

Le choc a dû être dur pour les Arméniens en 2020, qui ont constaté les effets du soutien du Kremlin à l’Azerbaïdjan, encore que certains ont naïvement cru que le contingent russe dépêché sur ce qui restait de l’Artsakh était un geste de bienveillance de Moscou pour sauver la population locale.

Des signaux de plus en plus clairs mais ignorés

En réalité, dès la décennie 2010, Moscou, en préparation de son plan d’invasion de l’Ukraine avait voulu sécuriser son flanc méridional, le Sud-Caucase, pour concentrer ses efforts sur le front occidental. Le prix de cette sécurisation a été l’introduction du loup dans la bergerie, à savoir, l’acceptation d’une certaine influence turque dans son arrière-cour sud-caucasienne. L’installation du contingent russe au Haut-Karabakh vaincu par les armes russes, turques et israéliennes en 2020, permettait néanmoins de conserver la sous-région sous son contrôle, même au prix de l’abandon du caractère exclusif de son influence.

Le Kremlin, embourbé dans sa guerre en Ukraine, a été moins regardant dans les erreurs qu’il commettait au Sud-Caucase. De reculade en reculade sur le dossier artstakhiote, il a livré la population locale au nettoyage ethnique, sans doute en contrepartie d’une prise de position azérie favorable aux Russes dans l’ouverture d’un corridor dans la zone de Meghri. Cette attitude se confirmait au fur et à mesure avec l’enclenchement du processus de « paroukhisation » (grignotage territorial par les Azéris avec le consentement russe).

J’ai du mal à croire que les dirigeants de Stepanakert ne comprenaient pas qu’Erevan n’était plus en mesure d’assurer la sécurité des Arméniens du Haut-Karabakh, notamment à partir d’octobre 2022 à la réunion de Prague où Nikol Pachinian, sous la pression du président du Conseil européen, Charles Michel, avait admis l’appartenance du Haut-Karabakh à l’Etat azerbaïdjanais ; Vladimir Poutine l’avait reconnue en 2020 à deux reprises. L’Arménie ne pouvait plus faire quoi que ce soit pour garantir la sécurité des Arméniens du territoire ; ce rôle incombait désormais aux Russes. Les critiques de l’opposition parlementaire sont sans fondement (reconnaissance à Prague de l’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan, etc). Tous les protagonistes (Russie, Turquie et Azerbaïdjan) nourrissaient dans le secret des cabinets l’idée d’un partage ou d’une réduction à sa portion congrue de l’Etat arménien (adhésion, chère à Robert Kotcharian, à l’Etat d’Union pour Moscou, neutralisation de l’Arménie après la mainmise sur certaines régions arméniennes pour Ankara et Bakou). C’est encore le cas aujourd’hui. La priorité des priorités pour le gouvernement d’Erevan a été et continue de l’être la préservation de la souveraineté de l’Arménie, ce qui supposerait des concessions.

Le salut pour le Haut-Karabakh ne venait plus d’Erevan après septembre 2020. Malgré tout, Erevan a continué de lui accorder dotations budgétaires et aide financière diverse. Qu’a fait l’opposition pro-russe et la classe politique de Stepanakert dans ces conditions ? Elles se sont accrochées plus encore aux Russes (institution de la langue russe comme une seconde langue officielle au Haut-Karabakh, actions spectaculaires en faveur de Moscou -drapeau russe et portrait de V. Poutine, demande d’Arayik Haroutunian d’accorder un mandat international aux Russes, etc), alors que dans la même période, l’Occident s’employait à affaiblir, voire éliminer l’influence de Moscou dans le Sud-Caucase.

Des manœuvres habiles d’Ilham Aliev et la sotte naïveté de la classe politique artsakhiote

Sans conteste, le président azéri, soutenu par son homologue turc et au prix de promesses et faveurs aux dirigeants russes, a consolidé son pouvoir. Bénéficiant d’une position géopolitique favorable (porte d’entrée et/ou de sortie de l’Asie centrale) où lorgnent aussi bien la Chine que l’Europe, Ilham Aliev s’est rendu « utile » auprès des grands, à l’UE (Union européenne) pour la fourniture de gaz et de pétrole, à la Chine pour la réalisation de la voie médiane et plus récemment d’après certaines sources ouvertes, l’accueil d’Ouïgours de la région Xinjiang (le chiffre de 300 000 est avancé) pour les installer dans les régions « libérées » du Karabakh, à la Russie pour évacuer son pétrole vers le marché libre, aux Etats-Unis qui s’intéressent de plus en plus à exercer un contrôle sur ladite voie médiane, etc.

L’inféodation incompréhensible des dirigeants et de la classe politique artsakhiotes à la Russie dans un contexte marqué par la concentration de celle-ci sur la guerre contre l’Occident et les compromis avec la Turquie qui laissent le champ de manœuvre plus aisé dans la sous-région pour ces derniers, a sans doute conduit l’Occident à se désintéresser du Haut-Karabakh. L’air du temps a été favorable à l’initiative de Bakou qui a dépêché Eltchin Amirbekov, représentant spécial d’Ilham Aliev, dans les capitales occidentales pour convaincre ses interlocuteurs de clore définitivement le dossier. L’occupation du Haut-Karabakh par les Azéris entraînerait l’évacuation du territoire par les troupes russes. Cet acte final est intervenu à la suite du mini coup d’Etat qui a été organisé à Stepanakert en août 2023 par les pro-russes, alors qu’auparavant Hikmet Hadjiev, conseiller d’Aliev, avait fait des avances pour chercher une solution entre Bakou et Stepanakert. Une proposition, certes favorables aux thèses de Bakou, à laquelle s’est accroché Samuel Babayan, mais qui a été rejetée par les parlementaires irresponsables. Tous les feux sont passés au vert pour Bakou dont l’armée a balayé le Haut-Karabakh en une journée.

Éditorial