Entretien avec Anaïd Donabédian-Demopoulos – « Le meilleur Arménien est un Arménien heureux »

Entretien avec la linguiste, docteure, professeure et directrice de la chaire d’arménologie de l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) de Paris, Anaïd Donabédian-Demopoulos

Après le départ du professeur Mahé de la direction du Département arménien de l’Inalco en 1987, Anaïd Donabédian-Demopoulos a été nommée à ce poste et dirige ce Département depuis 34 ans en enregistrant de grandes réussites. Pour la France, particulièrement pour la Région parisienne, l’existence de l’Inalco constitue un grand apport culturel et éducatif, qui bénéficie de la gestion et du soutien économique du ministère français de l’Éducation. Il fait partie du réseau international d’arménologie.

Dans la diaspora, les chaires universitaires d’arménologie sont généralement les piliers fondamentaux de la découverte de l’identité culturelle arménienne et de la recherche sur les études arméniennes. Quels sont ses défis contemporains, quels sont les besoins particuliers de l’arménologie dans la diaspora, comment les satisfaire ? En particulier, internet et l’intelligence artificielle créent de nouveaux défis pour l’arménien, spécialement pour l’arménien occidental, qui est privé du statut de langue officielle.

Les relations avec les centres d’études arméniennes d’Arménie sont également importantes, elles génèrent de nouveaux questionnements et ouvrent de nouveaux horizons de recherche.

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« Nor Haratch » – Votre nom est connu tant dans les milieux diasporiques qu’en Arménie, mais pourriez-vous nous parler de vous – qui est Anaïd Donabédian-Demopoulos et pouvez-vous donner un aperçu de votre parcours académique en tant qu’étudiante et professeure avec plus de 34 ans d’expérience ?

Anaïd Donabédian – Je suis arménophone de naissance, c’est-à-dire que j’ai grandi dans une famille bilingue sur trois générations dans la maison. Ainsi, le contact avec les aînés a été très utile pour la transmission de l’arménien au sein de notre famille, mais ma spécialisation académique a été le russe. J’ai choisi la langue russe, avec laquelle ma famille n’avait aucun lien, personne ne la parlait, c’était simplement un intérêt qui m’a poussée à choisir cette langue – d’abord au lycée, puis comme spécialisation principale à la Sorbonne.

Quand je suis arrivée à Paris pour étudier le russe à la Sorbonne, j’ai décidé de développer parallèlement mon arménien, en suivant les cours du département d’arménien de l’Inalco. Après avoir terminé mes études, j’ai commencé à enseigner le russe dans deux villes différentes de France. Le moment est venu de penser au doctorat, et là s’est posée la question de savoir si je devais vraiment m’occuper d’arménien désormais. Et ce fut mon choix, surtout parce qu’en arménien occidental m’intéressaient quelques problèmes grammaticaux restés sans réponse. Les règles d’usage de l’article défini étaient assez obscures pour moi dans de nombreux cas, et ce fut aussi le sujet de ma thèse.

Peu de temps après avoir soutenu ma thèse, le directeur du département d’arménologie de l’Inalco, Jean-Pierre Mahé, qui avait aussi été mon professeur, a été appelé à un autre poste dans une autre institution, et il a encouragé plusieurs de ses étudiants à présenter leur candidature. J’ai eu la chance d’être acceptée à ce poste.

Comme vous l’avez rappelé, c’était il y a 34 ans. Quand j’ai pris ce poste de directrice de chaire, sous ma responsabilité se sont trouvés des professeurs plus âgés et expérimentés que moi. Quelques années plus tard, l’Inalco a décidé de passer entièrement au système de Bologne, c’est-à-dire de créer un programme complet de licence et de master selon de nouveaux critères. Ce changement a supposé un travail organisationnel énorme, mais a aussi exigé de développer une nouvelle vision pour ce programme. Quelles disciplines fallait-il ? Le professeur Mahé avait déjà considérablement élargi leur gamme, j’ai aussi ajouté les questions pédagogiques, parce que face à la demande d’enseignants spécialisés dans les écoles, je voyais qu’il y avait là un manque. Le nombre de nos étudiants n’a jamais été très important, habituellement tous ensemble jusqu’en 2020 c’était environ 50 personnes. Nous avions des étudiants adultes et jeunes. En passant au système de Bologne, les jeunes ont augmenté. Quand nous avons lancé les programmes internationaux en ligne, ce nombre a atteint jusqu’à 90 étudiants.

Depuis Chahen Tcherbédian, qui avait été appelé à enseigner à l’Inalco à l’époque de Napoléon, j’ai été la première spécialiste d’arménien d’origine arménienne. Jusqu’alors il y a eu des spécialistes français et renommés de l’arménien, comme Antoine Meillet, Georges Dumézil, Frédéric Feydit ; ce dernier était vraiment un amoureux de l’arménien et avait ainsi décidé de son domaine. J’étais la première Arménienne, ce qui pouvait être considéré comme un signe de la maturité des Arméniens de France, mais c’était aussi un nouveau défi. Il fallait maintenir un niveau scientifique encore plus élevé pour préserver la légitimité : quand tu es arménienne et que tu t’occupes d’arménologie… Par conséquent, dès le début de ma carrière, il était important de mener un travail scientifique selon les critères les plus stricts et d’avoir une production scientifique correspondante, ainsi que de maintenir une visibilité scientifique au sein de l’Inalco. Ainsi, dans les années 1990, j’ai formé le premier groupe de linguistique générale de l’Inalco. En 2010, l’Inalco est devenu un centre de recherche à part entière, dont j’ai été la première directrice. J’ai toujours voulu rassembler autour de moi des linguistes et assurer une place à la linguistique arménienne dans la typologie des langues.

De février 2013 à juillet 2016, j’ai eu l’occasion d’être détachée au Liban, comme professeure invitée à l’Université américaine de Beyrouth. C’est durant cette période que la Fondation Gulbenkian a décidé de lancer un programme d’auto-évaluation des écoles arméniennes, pour lequel un comité local a été formé. J’ai eu la chance, en travaillant dans son cadre, de mieux connaître les défis de la communauté arménienne du Liban. C’est à ce moment-là qu’avec Gulbenkian nous avons commencé à réfléchir à la formation continue des enseignants de la diaspora. Nous pensions qu’il fallait apporter un peu plus de diversité dans ce domaine et créer l’occasion pour que les enseignants communiquent avec des spécialistes maîtrisant les critères internationaux généraux. La Fondation Calouste Gulbenkian a commencé à entreprendre une série de programmes, par exemple le camp « Zarmanazan » pour les enfants arménophones, qui avec une approche créative, dans une atmosphère libre, permet aux enfants de créer et d’être créatifs. Ani Garmiryan m’a proposé d’inclure dans le même programme également des enseignants d’arménien de la diaspora, avec lesquels nous aurions des cours de formation continue séparés et ils auraient l’occasion, en observant le camp, de se convaincre de l’efficacité des approches non-classiques pour la transmission de l’arménien occidental.

Il était important que les enseignants sortent de leur rôle d’enseignant et comprennent ce que signifie « Pourquoi parler arménien ? » : pourquoi l’enfant d’aujourd’hui doit-il parler l’arménien occidental ? C’est la question principale, à laquelle nous réfléchissons très peu. Il semble que poser cette question soit une trahison envers le patriotisme, alors qu’au contraire c’est un bon sens nécessaire, car l’enfant doit avoir le désir intérieur d’apprendre la langue. Sans ce désir, même si nous réussissons à enseigner quelque chose à l’enfant, cela restera à un niveau superficiel et disparaîtra très rapidement.

J’ai longuement réfléchi à ces questions. Mon séjour à Beyrouth m’a convaincue qu’en situation de crise, il faut éviter de sombrer dans une psychologie défaitiste. S’accrocher désespérément à l’existant sans envisager l’avenir ne fait qu’accélérer le déclin et la perte. Réviser nos habitudes communautaires n’est certes pas aisé, mais je constate que nos étudiants non seulement saisissent progressivement cette idée, mais se l’approprient également, ce qui leur permet de transformer peu à peu leur approche pédagogique.

C’est au Liban que j’ai compris comment je pouvais devenir utile aussi à ma communauté et utiliser d’une manière cette position exceptionnelle, étant complètement représentante de la diaspora arménienne et complètement employée de l’État français, comme le disait Aznavour : 100% Française et 100% Arménienne. À partir de 2017, nous avons créé un certificat de 30 crédits de l’Inalco, auquel les enseignants étaient admissibles en participant aux conférences du camp « Zarmanazan », ainsi qu’en créant par la suite un programme centré sur l’étudiant dans leur classe durant l’année scolaire.

Restant à la maison durant la pandémie de 2020 et enseignant en ligne, j’ai eu l’idée de créer un programme de master international, dont beaucoup rêvaient. J’avais déjà l’occasion de proposer un nouveau programme, qui étant en arménien n’exigeait pas la connaissance du français. Le corps professoral était aussi international et incluait également des spécialistes non arméniens d’origine.

Le programme a très rapidement enregistré un grand succès. La première année, nous avions l’intention d’inclure 15 étudiants, cependant nous avons eu 33 candidatures et après les avoir étudiées, nous avons décidé d’accepter 22 étudiants. La cérémonie de remise des diplômes de l’année dernière a eu lieu le 1er mars à l’Inalco, où l’arménien avait le plus grand nombre de diplômés. 12-13 étudiants sont venus de différents coins du monde à Paris pour recevoir leurs diplômes. Avec le groupe de cette année, le nombre total de nos diplômés atteindra 40. L’admission de nouvelles candidatures est en cours. La première phase s’est terminée il y a quelques semaines, la 2e phase s’ouvrira à la mi-juin (voir https://www.inalco.fr/langues/armenien).

Tous nos professeurs enseignent en arménien occidental, sauf deux, qui sont arménophones orientaux. Ce programme est centré sur les défis de la diaspora et sur l’arménien occidental, cependant nous n’avons pas voulu créer des barrières insensées, et quand quelqu’un d’Arménie ou même de la diaspora parlant arménien oriental postule, nous examinons aussi sa candidature. Nous essayons simplement de maintenir un équilibre, qu’il n’y en ait pas plus que quelques personnes, car s’ils étaient majoritaires, la nature du programme en serait affectée.

Nous poussons nos étudiants à faire des travaux de groupe et une véritable collaboration et des liens se créent entre eux, bien qu’ils n’aient pas physiquement l’occasion de se rencontrer. C’est très satisfaisant tant du point de vue professionnel qu’humain.

Ce programme de l’Inalco, en tant que programme de master, exige un mémoire, pas de nature recherche, mais habituellement construit sur la base d’un stage. D’abord, nous n’aurions pas pu assurer la préparation méthodologique de toutes les disciplines pour garantir la qualité du travail de recherche. Mais il y a aussi une certaine stratégie dans ce choix, et l’espoir qu’à travers ces stages nous contribuions à la qualité des ressources humaines de la diaspora. Nos étudiants, avec leurs connaissances sur la diaspora et la culture arménienne (diasporologie, anthropologie, linguistique, études littéraires) et avec leur conscience issue des méthodes scientifiques, peuvent apporter un nouveau souffle à leurs communautés. Ici l’étudiant a l’occasion de réfléchir à ce qu’il pourrait faire en tant que membre conscient de la diaspora pour sa communauté ou une autre, en rapprochant aussi les besoins de différents pays et en utilisant le réseau formé avec ses camarades de classe. Le national comme mot d’ordre n’a pas sa place dans notre programme, cependant nous avons tous en nous ce facteur national, qui joue un très grand rôle quand il s’agit d’appliquer les connaissances.

« NH » – Vous êtes membre de l’Académie nationale des sciences de la République d’Arménie (ANSA), vous vous rendez souvent en Arménie et avez récemment donné un séminaire sur lequel nous avons rendu compte dans « Nor Haratch ». Pourriez-vous nous parler de votre collaboration avec les institutions scientifiques arméniennes ?

A.D. – Depuis 1992, je me rends chaque année en Arménie. Mes liens principaux ont été avec l’Institut de linguistique « Hratchia Adjarian », qui était à l’époque dirigé par Guévorg Djahoukian, et qui, après plusieurs changements, est aujourd’hui dirigé par Viktor Katvalian. Nous sommes toujours en contact : nous avons mené ensemble des recherches de terrain, organisé des colloques et des séminaires. En 2012, j’ai eu l’honneur d’être nommé membre étranger de l’Académie des sciences, ce qui m’a motivé à m’impliquer davantage dans ses activités. Récemment, nous collaborons aussi avec l’Institut d’archéologie et d’ethnographie, qui mène des recherches très intéressantes sur les personnes déplacées de force d’Artsakh. En 2014-2015, nous avons mené nos premières recherches de terrain communes, en recueillant des données dialectales devant servir de base à une étude interdisciplinaire mêlant approches anthropologiques et linguistiques. Les dialectes de l’arménien sont menacés de disparition ou de transformation profonde. À l’époque, nous travaillions avec des familles déplacées de Guétashen, aujourd’hui, nous collaborons avec des personnes venues de différentes régions d’Artsakh. Nous travaillons ensemble sous différentes formes, avec l’espoir de pouvoir bientôt mettre en œuvre un projet d’envergure.

« NH » – Aujourd’hui de nouvelles découvertes apparaissent sans cesse. L’internet et les réseaux sociaux semblent déjà anciens, et l’intelligence artificielle est à présent au cœur des innovations. Dans ce monde technologique du XXIe siècle, quelle place voyez-vous pour l’arménien occidental ? Et comment ces avancées peuvent-elles nous aider à maintenir et à développer la vitalité de l’arménien, en particulier occidental ?

A.D. – Dans le monde numérique, la majorité des langues sont à la traîne : elles n’ont ni les ressources humaines ni les moyens financiers nécessaires pour atteindre un seuil critique en matière de ressources et d’outils spécialisés. Seules une vingtaine de langues très répandues – comme l’anglais, l’espagnol, l’arabe, le russe, le chinois, le français, le japonais… peut-être une vingtaine en tout – sont pleinement équipées sur le plan technologique. L’arménien occidental n’en fait pas partie, mais il n’est pas non plus parmi les plus en retard. Il existe des initiatives, en Arménie comme ailleurs. En France, par exemple, nous avons l’association Calfa.fr, pionnière dans la lecture automatique des manuscrits, et le programme Dalih de l’INALCO, qui vise à créer la plus grande base de données pour les différentes variantes de l’arménien.

Dernièrement, de grands efforts ont été faits pour créer une Wikipédia en arménien occidental, un projet également soutenu par la Fondation Gulbenkian. Nous avons œuvré ensemble pour que l’arménien occidental soit reconnu comme langue distincte par l’ISO (Organisation internationale de normalisation), non pas pour diviser la nation, bien sûr, mais afin d’avoir le droit de créer une Wikipédia spécifique en arménien occidental. Jusqu’alors, seule une version unique de Wikipédia en arménien était autorisée, par défaut en arménien oriental. Aujourd’hui, il existe déjà un bon nombre d’articles en arménien occidental, mais cela reste insuffisant pour que la langue soit considérée comme technologiquement dotée dans l’univers de l’intelligence artificielle.

Pour transmettre et maintenir vivante la langue, il est essentiel de faire en sorte que chaque outil numérique innovant fonctionne aussi en arménien occidental, afin qu’il puisse être utilisé dans tous les domaines de la vie. C’est cela qui garantit la vitalité d’une langue. Nos recherches visent justement à contribuer à cet objectif.

Parmi les enseignants du programme IMAS (International Master in Armenian Studies) de l’INALCO, on compte Chahan Vidal-Gorène, fondateur de Calfa et l’un des spécialistes les plus avancés de ce domaine en France. Il y a aussi Victoria Khurshudyan, experte en linguistique de corpus, qui a obtenu il y a trois ans l’une des bourses les plus prestigieuses de France pour réaliser le programme Dalih (Digitalizing Armenian Linguistic Heritage). L’objectif est de créer une base de données unifiée qui regroupe le grabar (arménien classique), l’arménien moyen, l’arménien oriental, l’arménien occidental ainsi que des données dialectales. Cela permettra aux linguistes d’effectuer des recherches transversales sur toutes ces variantes – un projet inédit et extrêmement complexe du point de vue de l’interopérabilité des données. Chahan contribue également à ce programme. Nous testons de nouvelles méthodes d’annotation automatique de ces données à l’aide de l’intelligence artificielle. Nous avons déjà obtenu des résultats significatifs, publiés dans des revues scientifiques. Les défis sont nombreux, mais ce n’est pas un domaine négligé. En Arménie, il s’agit même d’un secteur en pleine effervescence.

« NH » – Quel conseil donneriez-vous aux jeunes intéressés par l’arménologie ?

A.D. – « Consacrez-vous à ce qui vous tient le plus à cœur. » C’est le conseil que je donne à tous les étudiants, car le monde actuel soumet la jeunesse à d’énormes pressions. À mon époque, en choisissant une spécialisation, nous ne nous demandions pas s’il y avait une demande ou si nous pourrions en vivre. Nous foncions, et si notre contribution était suffisante, les choses se mettaient en place. Les jeunes d’aujourd’hui ont souvent peur de raisonner ainsi et, par crainte que tel domaine ne leur offre pas assez d’opportunités ou de revenus, ils renoncent à leurs rêves. Pourtant, je suis convaincue que, pour réussir dans n’importe quel domaine, le plus important est le désir et le bonheur. Il ne faut pas renoncer au bonheur : ce n’est pas un luxe superflu, mais le fondement même de notre humanité. D’ailleurs, je pense que cela s’applique aussi à tous les domaines d’activité, y compris l’engagement national. Selon de nombreux critères, le meilleur Arménien pour sa communauté est un Arménien heureux.

Entretien réalisé par Vahan G. Manjikian

Traduit de l’arménien par « NH » 

L’interview complète (vidéo, en arménien) est accessible via le lien suivant :

https://youtu.be/X2tQyj1Y5jk

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