« Frère exilé, n’oublie pas »

Le disque intitulé « CHANTS D’EXIL ET LAMENTATIONS » produit par l’ensemble AKN, interprété par Aram et Virginia Kerovpyan, est surprenant par son contenu. Surprenant, car pour beaucoup, la question se pose : comment avoir le cœur d’écouter des chants et des lamentations d’exil, alors que sur toute la planète les guerres,  l’exil, les crimes contre l’humanité, les génocides et les crimes de discrimination raciale sont devenus si banals, si intolérables … tout comme les scènes de barbarie et de violence devenues ordinaires. Et pourtant, dimanche 4 mai, au centre Mandapa, le concert des chants d’exil, organisé à l’occasion de la sortie du disque, a rendu leur importance plus tangible.

Et sans aucun doute, face à la répétition d’événements tels que l’exil, les tragédies d’ampleur internationale, il devient nécessaire, au-delà des informations et des commentaires diffusés à la télévision et sur les réseaux sociaux, de percevoir ces événements autrement, par exemple, dans des conditions d’écoute collective, pour comprendre la trace profonde qu’ils laissent sur la psyché humaine, de se souvenir des événements historiques permettant de se libérer de leur poids, de la douleur qu’ils provoquent, pour retrouver la paix intérieure.

Coïncidant avec la période de commémoration du 110e anniversaire du génocide, ce concert avait sa place et recevait sa signification particulières parmi les nombreuses initiatives de l’Etat, des municipalités, d’instances communautaires et d’organisations indépendantes, bien qu’il n’ait pas été officiellement présenté en tant que programme commémoratif.

Dans la brochure accompagnant le disque, Keram Kevonian, dans sa présentation du répertoire, aborde le genre poétique de la lamentation et la tradition populaire des chants d’exil. Il mentionne les œuvres artistiques héritées du Moyen Âge, comme « La Lamentation d’Édesse »
de Nersès Chnorhali, le poème « Lamentation sur notre pays et les princes arméniens » découvert par Archag Tchobanian, et les chants des exilés du 19ème siècle. Ces œuvres sont diverses et constituent un moyen important de préserver la mémoire historique du peuple. Ils ont leur place spécifique dans l’art du chant arménien ; il y a, dans le répertoire, des chansons qui ont traditionnellement toujours été chantées, comme « Krounk » (La Grue), « Zartir lao » (Réveille-toi, mon fils)… Elles ont été transmises traditionnellement de génération en génération. Cependant, à l’ère de la culture numérique, les nouveaux moyens et les plateformes de transmission des valeurs culturelles nous obligent à reprendre cet héritage et à le présenter de manière nouvelle.

Outre les chansons largement diffusées, le disque des Kerovpyan présente au public des chansons méconnues, oubliées, dont la découverte et la mise à disposition, ainsi que leur exécution artistique, exigent un travail de recherche particulier, une expertise musicale et de la passion. Un travail important et nécessaire pour retrouver un héritage culturel essentiel. Les chants et lamentations d’exil continuent d’avoir une signification profonde dans le subconscient du peuple arménien. Ils ne sont pas seulement l’expression de la douleur, mais aussi un témoignage de force et de survie. Ces chansons et lamentations servent de lien vivant avec notre histoire, un moyen de se souvenir et d’honorer les expériences de nos ancêtres.

Ce concert nous a rappelé avec succès l’importance de cette tradition. La musique, le chant deviennent des moyens pour la transmission de l’histoire, un moyen de retrouver et reconstruire l’identité. Se souvenir des événements tragiques du passé pour vivre le présent avec plus de conscience. Et comme il est indiqué dans le disque, nous répétons le dicton populaire : « Frère exilé, n’oublie pas ».

J. Tch.