Interview de Mgr. Abraham Mkrtchian, primat du diocèse de Vayots Dzor

Ci-dessous, l’interview de Mgr. Abraham Mkrtchian, primat du diocèse de Vayots Dzor, par Madame Herminé Garabédian du journal « Haykakan Jamanak ».

Haykakan Jamanak : Éminence, vous avez récemment présenté en détail dans divers médias le déroulement des événements survenus depuis la liturgie à Hovhannavank jusqu’à ce jour. Nous souhaiterions toutefois que vous répondiez à plusieurs questions importantes. Tout d’abord, pourquoi la mention ou l’omission du nom du Catholicos de tous les Arméniens pendant la liturgie était-elle si importante ? Et plus généralement, pourquoi le nom du Catholicos est-il mentionné  trois reprises pendant la Divine liturgie ?

Mgr. Abraham : Oui, durant la Sainte Liturgie, le nom du Catholicos de tous les Arméniens est mentionné à trois, voire quatre reprises si l’on chante à la fin de la liturgie l’hymne patriarcal : « Du fond cœur de chaque Arménien ». Si je me souviens bien de l’histoire de l’Église arménienne, ce changement dans la Sainte Liturgie remonte au XIV e  siècle. Cela n’a aucune signification d’un point de vue théologique, doctrinal, ecclésial ou spirituel. C’était uniquement dicté par le contexte historique de l’époque. Au XIV e siècle, le catholicossat de tous les Arméniens était situé en Cilicie. Existait également le catholicossat d’Albanétie, le catholicossat d’Akhtamar, etc. Vous savez, au Moyen Âge, il est arrivé à plusieurs reprises que nous ayons au même moment plusieurs catholicossats. Cela résultait de la situation politique : absence d’un État,  partage de l’Arménie entre plusieurs Etats conquérants, ambitions des différents souverains, parfois hostiles entre eux, souvent en conflit … Parfois même, de puissants princes arméniens souhaitaient avoir leur propre Catholicos, et parfois ce sont les ambitions particulières de certains évêques qui ont permis l’émergence simultanée de plusieurs catholicossats. À certaines périodes, nous en avons même compté six en même temps. Les différents diocèses se ralliaient parfois à l’un, parfois à l’autre. Cela s’expliquait aussi par la difficulté, parfois pour des raisons politiques, de maintenir le contact avec le Saint-Siège, situé en Cilicie. De ce fait, il était important que durant la liturgie, le célébrant et les participants, notamment par leurs chants, fassent mémoire du Catholicos de tous les Arméniens. On suppose qu’ils mentionnaient le nom du Catholicos auquel ils étaient rattachés. On sait même qu’il y a peu de temps encore, dans les diocèses du Catholicossat de Cilicie, le nom du Catholicos de tous les Arméniens n’était pas mentionné. Aujourd’hui, une telle situation n’existe plus, mais elle perdure par la force de la tradition. Nous pourrions en parler longuement, notamment en évoquant cette prière adressée au Seigneur qui suit immédiatement la mention du nom du Catholicos et par laquelle nous lui demandons de « le garder durant de longs jours dans la foi orthodoxe ». Cela sonne magnifiquement dans le texte en grabar. Il est à noter que bien que cette mention ait été insérée dans les prières à voix basse de la messe, il est demandé au célébrant  de réciter ces deux versets à voix haute, puis la prière à voix basse reprend. Et puisque cette mention, je le répète, n’a aucune signification théologique, confessionnelle ou doctrinale, on pourrait, tout au plus, réprimander le prêtre qui aurait omis de citer le nom du catholicos, exiger un acte écrit de repentance et la promesse de ne plus recommencer, ou tout au plus le soumettre à une quelconque sanction, par exemple, le priver de son manteau [phelonion ou pilon]pendant les offices pour une période déterminée. Surtout si aucun autre Catholicos n’a été nommé, ce qui serait condamnable d’un point de vie ecclésiologique. Je ne veux même pas évoquer l’idée d’une re-consécration de l’église lors d’une liturgie au prétexte que le nom du catholicos y aurait été omis, car le prêtre qui officiait, et qui était responsable de l’omission, n’était pas suspendu et les évêques présents de la même manière. le prêtre qui a prononcé l’absolution est un prêtre légitime, en exercice à ce moment-là, tout comme les évêques présents. Ce serait une violation de tous  les principes, qu’ils soient d’ordre théologique, ecclésiologique, canonique ou rituel. Ce serait de l’ordre de l’ arbitraire, du caprice, une sorte de show… je ne sais quel mot employer.

HJ : Mais quelqu’un peut-il arbitrairement modifier ou amputer le texte de la liturgie ?

Mgr. Abraham : D’un point de vue canonique, non, il n’en a pas le droit. Mais premièrement, une erreur ne saurait en corriger une autre, et deuxièmement, j’ai indiqué un peu plus haut quelles sanctions pouvaient être infligée dans ce cas, d’autant plus que le même célébrant ne modifierait rien dans le texte de la liturgie le dimanche suivant. Vous savez, si notre but est d’apaiser les tensions, de trouver un terrain de discussions, de sortir enfin de cette situation déplorable, de ce bourbier qui perdure depuis des années, alors nous n’avons pas besoin d’amplifier artificiellement à chaque occasion, chaque incident. Où sont donc la tolérance, le pardon et la générosité évangéliques ? Une situation inédite s’est créée. Elle est sans précédent dans toute notre histoire. Je n’en sais plus rien …  je ne peux, ni ne dois décider qui a raison et qui a tort. Les relations entre l’Église et l’État connaissent une crise depuis des années. Les accusations fusent de part et d’autre, mais aucune solution n’a été trouvée. Cette situation est néfaste pour l’État, l’Église et le peuple.

HJ : Selon vous, pourquoi cette situation s’est-elle produite ? Que faut-il faire pour en sortir et éviter qu’elle ne se reproduise ?

Mgr. Abraham : C’est une question très importante, mais aussi très vaste. Je vais essayer d’y répondre d’une manière très théorique, aussi brièvement que possible, et surtout par des exemples concrets. L’Église arménienne est une vaste structure à l’échelle mondiale. Une seule personne, appelons le « Catholicos de tous les Arméniens », ne peut agir efficacement sans une constitution soigneusement élaborée, sans des structures clairement organisées qui remplissent leurs fonctions, et sans mécanismes de contrôle. Notre église continue d’être gouvernée unilatéralement, sans constitution, sans structures organisées. Il est nécessaire d’entreprendre immédiatement, dès que possible, des changements dans la gouvernance et les structures de l’Église. Les instances dirigeantes de l’Église sont : l’Assemblé nationale-ecclésiale [Le concile national], le synode des évêques, le Conseil spirituel suprême [CSS], les conseils diocésains et les conseils paroissiaux qui ne disposent pas à ce jour de statuts définitifs, élaborés et approuvés par le Concile national, mais seulement d’un projet qui ne fonctionne pas efficacement, ou que partiellement. Prenons l’exemple du Concile national de l’Église. Théoriquement et traditionnellement, il est considéré comme l’organe législatif  suprême de l’Église, et ses compétences s’étendent même à l’élection et à la destitution du Catholicos. En réalité, depuis plus d’un siècle, il ne se réunit que pour élire le Catholicos, puis il disparait. Récemment, une tentative a été faite pour créer une instance représentative plus restreinte de cette assemblée qui devait se réunir tous les deux ans. Il y a eu une ou deux réunions, puis tout a cessé alors que le Concile national de l’Église doit être un organe permanent et actif et avoir une place prépondérante. Pour ce faire, il faudrait qu’il dispose en Arménie d’un bureau central opérationnel au quotidien. Des bureaux régionaux seraient également créés ultérieurement. Toutes les structures de l’Église devraient rendre des comptes au bureau central du Concile national, et ce dernier devrait fonctionner selon les principes d’ouverture et de transparence. Dans un premier temps, un Concile national devrait être convoqué tous les deux ans jusqu’à ce que les activités de l’Église soient de nouveau mises sur de bons rails. Il devrait être doté de statuts propres, éventuellement débattus et adoptés, ou du moins pris en considération, par l’Assemblée nationale de la République d’Arménie.

HJ : N’était-il pas possible d’éviter cette situation ? La méritions-nous ? Où avons-nous commis une erreur ? Qu’avons-nous manqué ?

Mgr. Abraham : Avant de répondre, je tiens à préciser que cette question aurait dû être abordée il y a des années, bien avant les événements de Hovhannavank. Il aurait fallu y réfléchir dans tous ses aspects, tant du point de vue de l’Église que de celui de l’État. L’Église et l’État doivent toujours se soutenir, se compléter, s’entraider, se rappeler leurs devoirs et se corriger mutuellement, pour la gloire de notre peuple, de notre État et de notre Église. Mais nous avons maintenant la situation que nous connaissons. La célébration de Hovhannavank a marqué un tournant, et il était clair que le gouvernement prendrait des initiatives très concrètes. Selon moi, la dernière petite occasion a été la liturgie du village de Khachik. La liturgie célébrée, était, avec l’accord de Sa Sainteté, présidée par l’un des haut- dignitaires du clergé, l’archevêque primat du diocèse. On savait que le Premier ministre serait présent. Il s’est présenté comme un simple fidèle de l’Église arménienne : il a suivi toute la liturgie debout, il a reçu le baiser de paix et l’a transmis à l’assemblée, s’est agenouillé pour se confesser et recevoir l’absolution, a communié et n’a fait aucune déclaration après la liturgie. La seule demande du cabinet du Premier ministre était qu’aucun nom ne soit mentionné lors du « mémento » et que ce dernier rentre rapidement à Erevan en raison des élections locales en cours à Vagharshapat. Les événements qui avaient été organisés par la paroisse après la liturgie avaient également été annulés. Bien que la décision finale de prononcer ou non les noms [du Catholicos et de l’évêque] revienne au prêtre qui officie, par ma présence je me sentais responsable. Je n’ai pas esquivé cette responsabilité et, le lendemain, lorsque Sa Sainteté m’a appelé, je lui ai répété la même chose, ainsi qu’aux évêques présents. Savez-vous pourquoi ? Parce que cette liturgie a suscité tellement d’espoir, qu’elle s’est déroulée dans une atmosphère si positive, que j’ai pensé que les deux parties saisiraient cette occasion pour mettre fin à la crise. En d’autres termes, sa Sainteté, en n’interdisant pas, mais en autorisant l’archevêque à présider la liturgie en présence du Premier ministre, avait, pour moi, indiqué qu’il souhaitait, ou était prêt, pour une rencontre. Tout comme le Premier ministre. En participant à la liturgie présidée par l’archevêque, il a adopté le même comportement que lors des liturgies précédentes, comme un simple croyant, en envoyant ainsi  un signal clair : la lutte n’est pas dirigée contre l’Église, mais contre certains haut- dignitaires du clergé, y compris le Catholicos. Et, par conséquent, dans ce contexte, il est prêt à rencontrer et à discuter des problèmes. Autrement dit, c’était, à mon humble avis, un pas vers la résolution des problèmes de part et d’autre. Ainsi, ne pas mentionner le Catholicos ni mon nom était peut-être une solution acceptable pour les deux parties. En tout cas, dans ce contexte, c’était une dernière chance. pour aboutir à une évolution positive, à une solution acceptable pour les parties, ou du moins pour tenter d’aller dans ce sens. Comme je l’ai expliqué précédemment, et je le répète, la mention de ce nom a été introduite en fonction du contexte de l’époque. Y chercher de la théologie ou du dogme n’a aucun sens, c’est artificiel. D’autant plus que le dimanche suivant, le même prêtre a mentionné ces noms, sans rien omettre. Comme on dit : « Les circonstances font force de loi. » Il était inutile, d’amplifier cet incident dans de telles proportions. Nous aurions dû en retenir ce qui était positif. Entre-temps, les attaques, les injures, les accusations, les critiques, etc., ont fusé sur Internet de toutes parts, y compris de la part de membres du clergé. Je l’ai déjà expliqué dans une autre interview, je ne vais donc pas me répéter.

HJ :  Quels développements pourraient survenir, à quoi pouvons-nous nous attendre ?

Mgr. Abraham : La situation est très complexe. J’ai l’impression  que toutes les possibilités de résoudre le problème de manière plus ou moins acceptable pour toutes les parties ont toutes été manquées. Il existe peut-être une dernière chance d’éviter des mesures extrêmes, si sa Sainteté et le Premier ministre se rencontrent et discutent ouvertement des problèmes. Je pense que dans ce cas, une solution sera trouvée et que les accords passés seront respectés. Pour résumer, que les limites ne seront pas franchies. 

Mais peut-être que toutes les options possibles ont déjà été envisagées et qu’aucune solution n’a été trouvée. Je ne sais pas.

Les hommes conseillent, mais Dieu dispose …

Éditorial