Vahe BERBERIAN
https://substack.com/@vaheberberian
Avec ma grand-mère, Mariam Berberian
Quand j’ai commencé à publier sur Substack, j’ai décidé d’éviter la politique autant que possible. Une fois qu’on commence à réagir aux événements politiques, on peut tomber dans un « terrier de lapin » dont il est presque impossible de sortir. Et pourtant, me voilà, marchant droit dans le piège, parce que j’ai appris qu’on peut essayer de se tenir à l’écart de la politique, mais que la politique finit toujours par nous rattraper, tôt ou tard.
Chaque fois que je partage mes opinions politiques sur les réseaux sociaux, quelques dizaines de personnes, souvent sans grande politesse, m’exhortent à rester loin de la politique et à me cantonner à la comédie ou à l’art, comme si les deux s’excluaient mutuellement.
Croyez-moi, j’essaie. Mais comme l’a dit Arundhati Roy : « Il n’existe pas d’art apolitique. Le silence est un choix politique. »
Aujourd’hui, alors qu’une nation entière est massacrée et affamée, alors que toutes les grandes organisations de défense des droits de l’home, y compris israéliennes, qualifient ce qui se passe à Gaza de génocide, le silence devient un acte profondément politique. Si je reste silencieux, je cautionne le génocide.
Je suis né seulement quarante ans après le génocide des Arméniens, perpétré par le gouvernement turc. Les deux branches de ma famille ont été massacrées. J’ai grandi sur les genoux de ma grand-mère paternelle, dont le mari avait été emmené, dont les deux jeunes frères avaient été tués sous ses yeux, dont la mère et les deux filles (âgées de neuf et douze ans) avaient disparu lors des déportations, dont tout le clan avait été anéanti. Elle n’avait survécu qu’avec mon père, âgé d’un an à l’époque, et qui a grandi dans un orphelinat.
J’ai passé mon enfance à écouter des histoires de génocide, la voix de ma grand-mère revenant toujours au même désarroi, à la même douleur : « Je ne comprendrai jamais comment le monde a pu laisser faire. Comment ont-ils pu regarder l’anéantissement d’une nation entière et ne rien faire ? »
Je peux relier directement ma perte de foi en Dieu à ces histoires. Même enfant, je me disais : si le monde a regardé en silence, pourquoi Dieu n’a-t-il rien fait ? Dieu le tout-puissant, sans la volonté duquel pas même une feuille ne bouge ?
Une partie de moi voulait croire que ma famille aurait pu survivre si le monde avait vraiment vu ce qui se passait. Des photos des morts et des mourants. Des images d’enfants affamés. Des vidéos de soldats tirant sur des civils innocents. Des bulldozers rasant des maisons. Des villages entiers incendiés. Sûrement, le monde se serait indigné et aurait agi.
Et pourtant, nous voilà, plus d’un siècle plus tard, à regarder les atrocités en Palestine. Pas grand-chose n’a changé. Le monde se tait. Dieu, si j’y croyais, reste sourd. Et moi, comme la majeure partie du monde « civilisé », je suis complice.
Je suis complice parce que le silence est complicité. Soixante-dix mille Palestiniens ont été tués, dont la majorité sont des femmes et des enfants. Des centaines meurent chaque jour de faim. Et pourtant, beaucoup de personnes de conscience demeurent silencieuses, par peur d’être taxées d’antisémitisme ou, pire, intimidées par la menace d’arrestations, de pertes d’emploi, ou de bannissement social, parce que, dans le récit dominant, toute critique du gouvernement israélien ne peut venir que d’un esprit déséquilibré.
Je me sens complice parce que je vis aux États-Unis, un pays qui fournit environ 3,8 milliards de dollars d’aide militaire annuelle à Israël, plus de 10 millions de dollars par jour. Pendant ce temps, la famine se poursuit, des soldats israéliens se jouent de Palestiniens affamés, des politiciens américains sont corrompus, et le monde est intimidé jusqu’à la soumission.
Je me sens complice parce que, durant et après le génocide des Arméniens, la Palestine a accueilli des milliers de réfugiés et d’orphelins arméniens, les traitant avec dignité et humanité.
Je me sens complice parce que rien – et j’insiste, absolument rien – ne justifie le mépris et l’inhumanité que les Palestiniens endurent sous un régime d’apartheid depuis plus de soixante-dix ans. Toute tentative de résistance est cataloguée « terrorisme », alors que des membres du cercle de Netanyahou – d’Itamar Ben-Gvir, condamné pour incitation au racisme et soutien à une organisation terroriste ; à Bezalel Smotrich, dont les positions extrémistes lui valent des sanctions internationales ; jusqu’au ministre de la Défense Yoav Gallant, désormais visé par un mandat d’arrêt de la CPI – ont présidé ou favorisé des politiques qui dévastent la vie des Palestiniens.
Je me sens complice parce que la peur de perdre des amitiés proches et précieuses a parfois pesé plus lourd que la responsabilité de prendre la parole. Je suis reconnaissant à mes amis juifs qui ont eu le courage de condamner le gouvernement Netanyahou, tout comme, en tant qu’Américain, je tiens mon propre gouvernement pour responsable.
Je me sens complice parce que ce même gouvernement israélien a armé l’Azerbaïdjan, dont les offensives et le blocus ont mis en péril environ
130 000 Arméniens du Haut-Karabakh, et dont l’attaque de 2023 a permis de reprendre le contrôle total et de vider la région de sa population arménienne. Les drones israéliens et d’autres armes sophistiquées ont joué un rôle décisif dans ces résultats, contribuant à la mort de milliers d’innocents arméniens. J’ai regardé cela se dérouler depuis ma maison à Los Angeles, où une grande partie des impôts que je paie finance cette machine à tuer.
Ce qui rend ce moment encore plus tragique, c’est qu’il y a un siècle, pendant le génocide des Arméniens, il n’existait pas de médias de masse. L’information circulait lentement, et les preuves visuelles étaient rares. Aujourd’hui, malgré les efforts d’Israël pour les supprimer, les réseaux sociaux débordent d’images de corps mutilés, de quartiers réduits en poussière, d’enfants mourant de faim.
Aujourd’hui, je ne peux pas prétendre ignorer. Je détourne simplement le regard. Un titre sur Gaza apparaît, et je le balaie, espérant éviter la douleur et l’angoisse qu’il suscite.
Je me sens complice car je continue de me dire que rien de ce que je fais ne changera la réalité. Que je suis impuissant. Car j’ai compris que lorsque le monde s’incline devant la victime, cela peut signifier deux choses : soit cette victime est sur le point de mourir, soit elle est devenue assez puissante pour maintenir le monde à ses pieds pour toujours.
Je me sens complice parce que, en tant qu’athée, je ne peux pas me coucher le soir, prier Dieu d’arrêter les massacres, d’aider les sans-abris, de soigner les blessés, de nourrir les enfants affamés, et croire ensuite qu’en priant, j’ai fait ma part pour mettre fin à la misère.
Peut-être que la seule raison pour laquelle j’ai écrit ce texte était d’apaiser ma conscience, de me donner l’illusion d’agir. Mais soyons honnêtes. Je reste complice. Et peut-être qu’admettre cette complicité est le premier pas vers la résistance. Je pense à ma grand-mère, assise sur son divan, dans notre salon, me racontant de sa voix douce et brisée comment le monde avait regardé en silence pendant que son peuple était massacré. Si elle était là aujourd’hui, je sais qu’elle regarderait Gaza, puis moi, et poserait la même question qu’elle a posée toute sa vie : « Comment le monde peut-il regarder et ne rien faire ? »
17 août 2025
Traduction de l’anglais : « NH » ■
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