La Russie est à l’origine du concept « d’Azerbaïdjan occidental »

Vahram ATANESSIAN

1in.am / Erevan, le 15 décembre 2025

Par un récit construit de toutes pièces reposant sur un énorme anachronisme, les Azerbaïdjanais  considèrent que par le traité de Turkmentchaï (1),  l’Empire russe a occupé le territoire de l’actuel Azerbaïdjan. Or, si les régions en question ont effectivement bien  été intégrées à l’Empire russe par ce traité, l’appellation « Azerbaïdjan » recouvrait avant 1828 une tout autre réalité. Cette assertion repose en grande partie sur une terminologie empruntée à ce traité signé entre la Russie et la Perse. C’est ce qu’entreprend de démontrer l’analyste Vahram Atanessian dans cet article que nous publions ici.

Depuis plus de cinq ans, la quasi-totalité de l’opposition institutionnelle et extraparlementaire en Arménie affirme que « Nikol Pachinian a ruiné les relations avec notre allié stratégique, la Russie, ce qui a entraîné la perte de l’Artsakh et nous a exposés à une menace de turquification ». Malheureusement, cette propagande est également soutenue par certains secteurs de la société civile et par  des intellectuels « profondément préoccupés par le sentiment antirusse sans précédent apparu au sein peuple arménien ».

En réalité, la Russie a toujours nourri de la méfiance envers le peuple arménien, son Église nationale, les derniers représentants de la noblesse arménienne et les intellectuels. 

Durant la période soviétique, de nombreux faits attestant de ce fait ont été ignorés ou déformés. Cette lacune n’est à ce jour toujours pas comblée, même après plus de trente ans d’indépendance. C’est pourquoi très peu d’entre nous savent que depuis 1840, date à laquelle la province arménienne (2) a été dissoute par décret tsariste, presque toutes les figures spirituelles et laïques arméniennes ont affiché des positions antirusses. C’est pour cette raison que Nersès d’Achtarak (3) fut exilé en Bessarabie et Khatchatour Abovian (1809-1848) persécuté. Mikaël Nalbandian (1829-1866) fut condamné à l’emprisonnement et à l’exil pour sa propagande en faveur de la lutte de libération nationale. Si les gens connaissaient un tant soit peu l’histoire de la littérature arménienne, ils sauraient que dans la Russie tsariste, le livre « Les plaies de l’Arménie » [Վէրք Հայաստանի] d’Abovian n’a été publié qu’une seule fois, en 1858, et a même failli être interdit. Ceux qui en doutent devraient lire les mémoires de Berdj Brochyan (1837- 1907). Il témoigne que ce livre ​​circulait alors de main en main et que les jeunes le lisaient en secret.  Il n’est par ailleurs pas exclu que la Russie tsariste ait dissous la province arménienne à la demande de la Turquie ottomane. À cette époque, la Turquie comptait environ trois fois plus d’Arméniens que l’Empire russe. Naturellement, la Sublime Porte pouvait considérer l’existence de cette province comme une menace. Mais il est prouvé que le nom « d’Azerbaïdjan » a été utilisé pour la première fois dans le traité russo-persan de Turkmenchaï, dont l’article 14 stipule que les habitants de la région portant ce nom peuvent se déplacer et s’installer dans les territoires passés sous contrôle russe dans un délai d’un an. Le traité utilise également l’expression « Azerbaïdjan temporairement occupé », pour se référer  à la ville de Tabriz et aux territoires environnants que les Russes avaient occupés, mais qu’ils étaient tenus de restituer à « Sa Majesté le Shah de Perse » en vertu du traité de Turkmenchaï. Quant à la raison pour laquelle les Russes utilisaient l’expression « province appelée Azerbaïdjan », on peut supposer qu’en désignant sous ce nom les territoires septentrionaux de la Perse, la Russie tsariste poursuivait l’objectif de les annexer un jour à l’empire.

Après la signature du traité de Turkmenchaï, deux tentatives d’«unification» de l’Azerbaïdjan ont été entreprises: l’une sous le régime tsariste, l’autre sous le régime soviétique (1941-1946). Malheureusement, tous deux ont bénéficié du soutien enthousiaste des Arméniens locaux. La « révolution démocratique » en Perse (1905-1911) est même devenue un thème de la littérature arménienne.  C’est ainsi que e roman en deux volumes de Garegin Sevunts (1911-1932), « Téhéran », traite de la « lutte de libération nationale des Azerbaïdjanais opprimés ».

S’il y a lieu de s’inquiéter de la qualité des relations arméno-russes, c’est parce que dans deux ans sera célébré le 200ème  anniversaire du traité de Turkmenchaï, et nous ignorons pour l’heure comment Moscou commémorera l’événement. Mais cela ne signifie nullement que la diplomatie arménienne ne doive pas agir afin que le ministère russe des Affaires étrangères ne puisse déclarer que, lors de la guerre contre la Perse de 1806 à 1828, la Russie tsariste n’a non pas « occupé l’Azerbaïdjan », comme l’affirme la constitution de ce pays (4), mais qu’elle occupa temporairement la « province appelée Azerbaïdjan » (5), d’où elle retira ses troupes au bout d’un an en replaçant cette région sous l’autorité de  « Sa Majesté le Shah de Perse ».

_____

(1) Par le traité de Turkmantchaï signé au terme de la guerre russo-persane de 1826 à 1828,  la Perse perdait au profit de la Russie tzariste les territoires qui constituaient aujourd’hui une partie de la République d’Arménie ainsi que des régions arméniennes actuellement occupées par l’Azerbaïdjan.

(2) L’oblast arménien ou province arménienne [Армянская область – Armianskaya Oblast – Հայկական մարզ]] était une province de l’Empire russe qui a existé de 1828 à 1840. Elle correspondait globalement au centre de l’Arménie  actuelle, à la province d’Igdir, aujourd’hui située en Turquie, et à la région du Nakhitchevan actuellement en Azerbaïdjan. La région remplaçait le « khanat d’Erevan » créé par les persans en 1747 ;

(3) Evêque du diocèse de Russie, puis catholicos de tous les Arméniens sous le nom de Nersès V de 1843 à 1857.

(4) Cf. « La Loi constitutionnelle sur le rétablissement de l’indépendance de la République d’Azerbaïdjan » (Bakou, 18 octobre 1991).

(5) C’est-à-dire les deux provinces de l’Azerbaïdjan occidental et de l’Azerbaïdjan oriental situés dans le nord de l’Iran.

 

Éditorial