Ces derniers mois, dans le chaos qui caractérise la situation interne de l’Arménie et les inquiétudes de la diaspora au sujet de la question religieuse, sont apparus de nombreux commentateurs partisans des deux camps opposés . Une nuée de « théologiens », de « canonistes » et de « spécialistes » de l’histoire de l’Église arménienne est apparue, à peu près tous inconnus jusqu’à ce jours. Nombre d’intervenants des deux camps ont des affirmations qui n’ont souvent que peu à voir avec la théologie et l’histoire de l’Église arménienne. Et dans ce contexte, il est difficile pour « l’arménien de base », qu’il vive en Arménie ou en diaspora, de dissocier le vrai du faux.
Cette crise majeure qui déchire l’Église apostolique, et plus largement l’ensemble du monde arménien, est sans précédent dans la période contemporaine, même si elle n’est pas sans rappeler l’épisode du schisme de 1956. L’une des particularités de cette crise par rapport à celle des événements de 1956 est qu’il y a un véritable bouleversement des positions des « partis traditionnels » arméniens . Ainsi, la FRA Dachnaktsoutioun qui dans son histoire s’est souvent opposé à l’Église et au saint Siège d’Etchmiadzine (1) est devenu l’un des partisans les plus engagés dans la « défense de la sainte Église apostolique arménienne », tandis les partis « Hentchakian » et « Ramkavar », soutiens traditionnels et inconditionnels de l’Église et de saint Etchmiadzine, ont aujourd’hui des positions diamétralement opposées, en critiquant le Catholicos Karékine II, la partie de l’épiscopat qui le soutient et l’opposition parlementaire et extra-parlementaire d’Arménie comme en attestent les communiqués récents de ces trois partis.
Beaucoup de ceux qui interviennent pour analyser et présenter cette crise, avancent également des propositions pour, les uns « sauver », et les autres « réformer » l’Église apostolique arménienne. Sans entrer plus dans des débats qui méritent du temps, de la sérénité et des compétences en la matière, il est urgent de rappeler que pour sortir de cette crise, un principe de base s’impose : Il faut que chacun retourne à sa vocation première et exclusive. Que l’État et les autorités politiques gouvernent et administrent le pays, que l’Église et ses instances s’investissent pleinement dans leur mission spirituelle. Pour cela, il faudrait sans doute que nous décidions de rendre à César et Dieu ce qui leur revient.
En cette année 2025 où la France commémore le 120e anniversaire de la loi de séparation de l’État et des Églises, la communauté arménienne de France peut témoigner que cette loi a été une véritable « bénédiction » pour tous les non-chrétiens et non-catholiques, une loi qui a permis à tous, y compris aux fidèles des trois Églises arméniennes qui sont en France, de trouver leur place dans la société française en faisant d’eux des citoyens à part entière du pays, tout en préservant leur héritage spirituel et culturel.
Tous les Arméniens, qu’ils vivent en Arménie ou en diaspora, doivent aujourd’hui œuvrer à transformer la crise actuelle en une chance, pour les premiers, de construire un état moderne dans lequel l’Église ne sera plus un rouage inféodé aux divers gouvernants qui se succéderont, et pour les autres de ramener leur Église à sa vocation première, celle de guider le « peuple de Dieu », en dehors de toute considération politique ou identitaire. Après tout, les Arméniens catholiques, protestants ou athées ne sont ni moins arméniens, ni moins patriotes que les Arméniens apostoliques. Contrairement à une croyance héritée de la période soviétique, le baptême et la chrismation par le saint Myron ne font pas de nous des Arméniens, mais des chrétiens. Dans le cas contraire, qu’elle était la nationalité des générations d’Arméniens qui ont vécu avant Saint Grégoire et le roi Tiridate ? «
Le temps est venu pour les Arméniens d’entrer de plain-pied dans la modernité, alors que la notion « d’Église-nation » inventée très justement par le professeur Jean-Pierre Mahé pour désigner le lien intrinsèque qui liait la foi chrétienne et l’identité dans l’histoire du peuple arménien, n’est désormais plus d’actualité.
Parmi tous ceux qui s’intéressent peu ou prou à ces questions, figure Vahram Atanéssyan qui publie une nouvelle fois une chronique dont on peut partager, ou récuser, les positions. Dans tous les cas, le texte que nous publions ci-dessous présente une analyse intéressante vue d’un angle très particulier que l’on ne retrouve nulle part ailleurs.
GORUNE
Vahram ATANESSIAN
1in.am, le 7 décembre 2025
Le Premier ministre Nikol Pachinian a récemment écrit sur son compte « Facebook » qu’il serait opportun d’élire un locum-tenens du Catholicossat, de réformer le droit canonique de l’Église, et d’organiser l’élection du Catholicos de tous les Arméniens. Il a également suggéré de placer dans toutes les églises le drapeau national et que l’hymne arménien soit joué lors des offices.
L’idée s’est répandue sur les réseaux sociaux que de cette manière, Pachinian « nationalise l’Église » (3) et rejette ses fondements apostoliques. De ce fait, il placerait l’Église apostolique arménienne en situation d’infériorité par rapport au Vatican et au Patriarcat œcuménique de Constantinople ».
Nous avions récemment attiré l’attention sur le fait que le Saint-Siège a commencé à présenter Karékine II non comme le « successeur de saint Grégoire l’illuminateur », mais comme le titulaire du « siège de l’apôtre Thaddée », et nous avions alors exprimé l’idée que cela représentait probablement une tentative de présenter le patriarche de l’Église apostolique arménienne comme un « chrétien persécuté », à l’image de l’apôtre Thaddée.
Cette nouvelle vision des choses est superficielle. De manière plus fondamentale, le Saint-Siège rejette le récit du roi Tiridate établissant le christianisme comme religion d’État et se donne ainsi pour objectif de restaurer son statut d’institution supra-étatique. La question se pose alors : pourquoi saint Etchmiadzine a-t-il célébré en 2001 le 1700e anniversaire de l’adoption du christianisme comme religion d’État en Arménie ?
Cette question comporte une autre dimension, plus importante encore. En effet, la propagande officielle azerbaïdjanaise affirme systématiquement que l’Église chrétienne d’Albanie du Caucase (4) est plus ancienne que l’Église apostolique arménienne, considérant que le fondateur du christianisme en Albanie du Caucase était l’apôtre Élisée.
Selon la tradition de l’Église apostolique arménienne, le christianisme a été introduit en Albanie par Krikoris, le petit-fils de Grégoire l’Illuminateur. Si le Saint-Siège nie que l’instauration du christianisme en Arménie a été initiée par Grégoire l’Illuminateur et reconnaît que le siège d’Etchmiadzine revient à l’apôtre Thaddée, alors qui est le fondateur de l’Église d’Albanie : Krikoris, le petit-fils de saint Grégoire l’Illuminateur, ou bien l’apôtre Elisée ?
La question de l’héritage historique et culturel des « régions orientales de l’Arménie », et de l’identité ethnique et civilisationnelle des Albanais du Caucase, a récemment été présentée à Bakou comme une priorité scientifique et politique dont la mise en œuvre a été confiée à l’Académie des sciences d’Azerbaïdjan. Apparemment, c’est pour répondre à ce défi que le Premier ministre Nikol Pachinian pose la question de la « nationalisation » [étatisation] de l’Église apostolique arménienne.
Le Saint-Siège, si l’on en croit les déclaration de ses partisans, n’entend pas assumer la responsabilité d’une institution religieuse étatique, et rejette le modèle de « l’union » du roi Tiridate et de Grégoire l’Illuminateur et préfère à ce statut celui de « la direction de communautés religieuses ». En ce sens, on pourrait dire que pour le Saint-Siège, le statut canonique des diocèses de la République d’Arménie et celui des diocèses situés à l’étranger sont identiques.
Le rejet de l’antériorité de l’Église d’Arménie par rapport à celle des Albanais du Caucase est d’autant plus dangereux. Les apôtres Thaddée, Barthélemy et Elysée reçoivent ainsi le même statut. Or, si les fondateurs de l’Église apostolique arménienne sont Thaddée et Barthélemy, alors l’Église d’Albanie a aussi son propre apôtre en la personne d’Elisée. L’identité culturelle de l’Albanie du Caucase et des « régions orientales de l’Arménie », ne serait donc « pas arménienne ».
C’est très exactement le discours d’Aliev.
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(1) On se souviendra des persécutions organisées par ce parti contre Mgr. Maghakia Ormanian, la grande figure de l’Église arménienne des 19ème et 20ème s, l’assassinat par plusieurs de ses membres de l’archevêque Ghévont Tourian pendant une messe à New-York en 1933, l’opposition à Etchmiadzine jusqu’à nos jours par le biais du catholicossat de Cilicie qui s’est approprié des diocèses canoniquement dépendant du Catholicossat suprême (la Grèce et les trois diocèses d’Iran), ou en créant des diocèses « parallèles », donc anti-canoniques, aux États-Unis, au Canada.
(2) «Արեւելից կողմանք Հայոց», C’est dire les régions d’Oudik et d’Artsakh.
(3) Ou « étatise ».
(4) L’Église des Albaniens du Caucase, également appelés « Alains » [Աղուանք].