Par Marc DAVO
Les événements ayant marqué le Caucase du sud ces deux derniers siècles abondent en exemples et contre-exemples qui auraient dû servir de leçon aux Arméniens. Sans aller jusqu’à dire que l’histoire se répète mais l’aveuglement persiste, on a l’impression qu’une bonne partie de l’élite et des forces politiques exerçant une influence déterminante sur l’opinion publique et le destin du pays ne tirent pas les enseignements qui s’imposent, des actions politiques précédentes. Il semble que l’importance du rôle qu’une décision prise collectivement ou individuellement peut jouer sur l’existence d’un peuple ou l’avenir du pays soit ignorée ou négligée.
Dans ce registre, nous citerons quelques exemples édifiants dont le rôle a été crucial dans la préservation du pays des calamités qui le menaçaient. Malheureusement, des erreurs de jugement et des égarements aussi ont jalonné le cours des événements. Il en est résulté des situations très défavorables à l’égard des intérêts nationaux.
1- Le Syunik serait azéri, si …. , le Karabakh serait partie intégrante de l’Arménie, si ….
– Oui, le Syunik aurait pu faire partie de l’Azerbaïdjan, si Karékine Njdeh avait baissé les bras et n’avait pas combattu les hordes turco-tatares, soutenues par les bolchéviques. Sa décision de rester sur place contre les avis et recommandations de sa hiérarchie a eu pour résultat final la sauvegarde du Syunik, province où se trouve la principale richesse minière du pays et l’unique frontière qui s’ouvre au sud sur l’Iran. Cette frontière, quoi qu’on dise, a permis de recevoir une partie de l’approvisionnement de la population pendant les années de pénurie qui ont suivi l’indépendance de 1991. La Turquie et l’Azerbaïdjan avaient bloqué les voies de communication et l’état désastreux des routes héritées de l’ère soviétique aggravait encore plus les effets de l’encerclement décidé en raison de la guerre du Haut-Karabakh. L’importance des routes dans cette configuration sautait aux yeux et celle de “la route de la vie” (Goris-Stepanakert) financée en grande partie par la diaspora n’est plus à démontrer.
Sans la témérité des patriotes comme Njdeh, l’ennemi aurait envahi ce territoire et les bolchéviques l’auraient très vraisemblablement annexé à la RSS d’Azerbaïdjan en soutien aux Turco-tatares de la région.
– Un autre exemple salutaire est le refus du chef du parti communiste d’Arménie Demirdjian à l’époque de l’Union soviétique de céder à la demande, pourtant appuyée par les hauts lieux à Moscou, de percer une route le long de l’Araxe établissant ainsi une liaison terrestre continue entre l’Azerbaïdjan et la République autonome du Nakhitchevan via la région de Meghri. La pugnacité du dirigeant arménien, bien qu’inféodé à l’autorité de Moscou, s’est avérée payante.
– A l’opposé de l’exemple de Njdeh, on peut citer le contre-exemple de la décision d’Andranik de ne pas faire entrer ses troupes au Haut-Karabakh, arrivées avec armes et bagages à Zaboukh (Aghavno d’aujourd’hui). Il est étonnant que le héros national ait rebroussé chemin sans résister aux injonctions d’un major de l’armée britannique, dépêché à sa rencontre par le général Thompson, commandant du corps expéditionnaire stationné à Bakou. Jean-Pierre Mahé, spécialiste français du génocide des Arméniens, estime que le général Andranik a obtempéré en raison du respect qu’il éprouvait à l’égard de la Grande-Bretagne. Ce “geste”, aux conséquences néfastes incommensurables, coûte très cher aux Arméniens du Karabakh. L’entrée des troupes arméniennes à Chouchi aurait coupé court aux appétits des Turco-tatares désireux d’accaparer la terre arménienne. Et, aujourd’hui, le Haut-Karabakh aurait fait partie intégrante de la République d’Arménie.
2- Le corridor de Latchine et l’indépendance en échange de la bande de Meghri
– Un autre contre-exemple est la décision, adoptée par le président Kotcharian, d’écarter les représentants du Haut-Karabakh du processus de négociations du groupe de Minsk. Sans doute a-t-il estimé qu’il serait mieux à même de défendre les intérêts du Haut-Karabakh.
– Très récemment, le Premier ministre Pachinian a publiquement informé la commission d’enquête du parlement d’Erevan que le principe d’un échange de territoires (zone de Latchine contre bande de Meghri) a été sur la table des négociations de 1999 à 2001. Lors d’un entretien sur Factor-TV, Aram Sarkissian, Premier ministre d’alors et frère de Vazguèn Sarkissian, a fait des révélations sensationnelles. Il a confirmé que Robert Kotcharian était le fervent défenseur de l’option consistant à échanger la bande de Meghri avec le corridor de Latchine et en contrepartie de l’indépendance du Haut-Karabakh. Le “point 0” (la bande de Meghri n’appartiendrait à aucun pays et serait dédiée à la circulation des biens et personnes de tout le monde), option imaginée par son ministre des Affaires étrangères Vardan Oskanian et l’option présentée par Gaguik Haroutunian, président de la Cour constitutionnelle de 1996 à 2018 (construction d’autoroute aérienne ou sous forme de tunnel) ne semblaient pas intéresser le Président.
Une telle attitude relève d’une appréciation erronée. Mais, cette évaluation de courte vue est due au caractère étriqué du schéma de représentation que l’élite politique du Haut-Karabakh a du rapport de forces. Le référent étant toujours la puissance russe, la configuration géopolitique, dans leur esprit, s’analyse à travers le prisme moscovite, d’où la sous-évaluation de l’importance d’une frontière méridionale s’ouvrant finalement sur le golfe persique et l’océan indien, d’une part et d’autre part, une sur-évaluation de la puissance du grand “allié” du nord et un surclassement du Haut-Karabakh par rapport à l’intérêt national de la République d’Arménie.
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L’héritage bolchévique est lourd de conséquence pour les années à venir. Les bolchéviques ont disséqué l’Arménie avec les envoyés de Mustafa Kamal au début du siècle dernier. Kars, Ardahan et Surmalu (zone du mont Ararat) ont été offerts à la Turquie (traités de Moscou et de Kars) par Lénine. Puis, Staline a donné le Haut-Karabakh aux Tatares de Bakou. Ce déchiquetage a continué au fil du temps. Le régime soviétique a détaché de l’Arménie des morceaux de territoire : suppression de la liaison territoriale entre l’Arménie et la RANK (Région autonome du Haut-Karabakh), création des enclaves azéries en Arménie même, constituant une menace potentielle sur les principaux axes routiers stratégiques du pays … Et, on ne comprend pas comment certains partis politiques et des soi-disant intellectuels arméniens plaident encore aujourd’hui en faveur du “grand frère du Nord”.
Une bonne partie de la population du Haut-Karabakh est restée sous la forte influence de la culture russe (culture au sens large du terme). Celle-ci constitue encore aujourd’hui un référent dans l’inconscient public pour déterminer le comportement individuel ou collectif. Un dirigent du Comité Karabakh à l’époque du déclenchement du mouvement de contestation a évoqué le syndrome d’Israel Ory (Israel Ory, considéré comme un précurseur du mouvement national, fin XVIIe-début XVIIIe siècle qui plaida en faveur de la protection des Arméniens par la Russie), dont une partie importante de la population est encore “prisonnière”.
Dans ces conditions, “comment s’attendre à un engagement poussée en Arménie de la part de l’Occident”, s’interroge le sociologue Karen Sarkissian (entretien sur Analika-UA), d’autant plus que Nikol Pachinian “papillonne d’un format de négociations à l’autre”, fondamentalement en opposition l’un par rapport à l’autre. Un Occident qui par ailleurs se heurte à la transgression des règles et du droit international par Moscou, n’ira pas au-delà d’une certaine limite dans son soutien à l’Arménie en raison précisément de la présence de celle-ci dans les structures politiques, économiques et militaires dominées par Moscou (alliance stratégique de 1997, participation à la Communauté économique eurasienne et à l’Organisation du traité de sécurité collective, …).
L’opposition parlementaire d’Arménie manipule les esprits dans l’opinion publique en haranguant que l’Occident ne soutient l’Arménie que par des déclarations, mais ne dit rien lorsque les éléments du contingent russe au Haut-Karabakh accompagnent les soldats azéris pour planter le drapeau de Bakou sur le territoire arménien.