LIVRES – Animal Culte

Animal Culte

Revue Terrain n°83

Coordination scientifique, Pierre-Olivier Dittmar 

& Vanessa Manceron

Nanterre,2025,   

208 p., 23,00€

La prise en compte de la souffrance animale, de même que les préoccupations écologiques, ont modifié les cultes dans lesquels les animaux avaient (ou non) une place. Les enquêtes publiées dans ce numéro, toujours soigneusement illustré, de la revue Terrain (1) révèlent ces changements ou ces « nouvelles ritualités animales », comme l’écrivent Dittmar et Manceron dans leur introduction, ajoutant qu’elles éclairent notre présent et annoncent quelque chose du futur. Le but de leur travail consiste à  « créer des archives décisives pour une archéologie du futur » ainsi qu’à rendre compte  des «  effets, protéiformes, de l’influence globalisée d’une nouvelle sensibilité pour les animaux ». En ce qui concerne la culture occidentale, la prise en considération de la souffrance animale a existé dès l’Antiquité mais, d’un point de vue du droit, elle s’est surtout manifestée en Angleterre à travers l’action du philosophe et juriste Jeremy Bentham (1748-1832). Ce qui importe aux auteurs des enquêtes et articles réunis dans ce volume est de montrer les changements introduits dans les rituels sous la pression de divers facteurs tels que les contraintes économiques et écologiques (qui vont souvent de pair), les « injonctions animalistes ou écologistes » et l’application des droits des animaux non-humains. L’on passe en quelque sorte de l’offrande animale à l’offrande pour les animaux. 

Si la substitution de la victime sacrificielle par un simulacre (un objet ou une peinture) a eu lieu dès l’Antiquité, celle-ci n’était perçue que sous l’angle d’une autorisation divine. Il en va tout autrement aujourd’hui. La  substitution ne dépend plus d’un accord avec le divin mais  de la relation à l’animal comme créature souffrante.  C’est ainsi qu’en Inde, par exemple, les éléphants des temples ont pu être remplacés par des  automates. 

L’animal, toutes les cultures en témoignent, relie l’homme au monde invisible. Mais il arrive que des animaux traditionnels cèdent la place à de nouveaux arrivants tels que l’ours dans les territoires des Kurdes alévis de la région du Dersim en Turquie.  Dans son enquête, Samuel Vock-Verley rappelle l’importance de la notion de « vie âme »  pour les Alévis qui, en retournant, à la fin des années 2000, sur le territoire qu’ils avaient dû quitter sous la pression de la militarisation turque  « dirigée contre la population », ont constaté l’ « ensauvagement » des lieux avec la présence de l’ours. Alors que le plantigrade ne fait pas partie de leurs mythes ou de leurs légendes, les Alévis l’ont associé aux rituels du partage de l’offrande. Il s’agit là pour l’auteur d’un exemple de l’agentivité animale forçant l’humain à des « réinventions rituelles ».

Dans son bel article Florence Galmiche s’intéresse à une interprétation contemporaine du bouddhisme qui intègre les animaux au rituel jusque-là réservé aux âmes humaines pour les aider à atteindre le « paradis d’Amita ». D’où la question  que pose l’autrice : « Est-ce à dire que les fins ultimes du bouddhisme deviennent accessibles aux animaux en tant qu’animaux ? »  Elle y voit  « une nouveauté dans le bouddhisme coréen » et souligne le rôle qu’a joué le moine Hyunjeong en 1999 en prenant en considération les animaux et les plantes morts. Il convient de remarquer également la place grandissante, tant sociale, qu’économique et familiale qu’occupent les animaux de compagnie en Asie. Ils sont reconnus comme des « êtres », c’est-à-dire soumis au monde du samsara (monde de l’illusion, de la souffrance et des renaissances) dont on veut se libérer en priant pour atteindre l’Éveil. A partir de 2010 les abattages massifs d’animaux pour éviter les épizooties ont donné lieu à des cérémonies pour les âmes des animaux tout en servant au repentir des humains responsables et à la protection contre les effets néfastes de ces âmes « victimes de  malemort ». Dès lors qu’ils ont souffert et été sacrifiés, ces animaux ont droit à la cérémonie ch’ōndojae réservée aux âmes « victimes de malemort ».

Dans son étude sérieuse et parfois comique, Frédéric Saumade relate la bénédiction du cochon ibérique , « marrano », qui a eu lieu à La Alberca (Espagne) en 2024 lors de la célébration de saint Antoine de Padoue (13 juin, protecteur des pauvres et des mariages) et de saint Antoine l’ermite (17 janvier, père du monachisme chrétien, protecteur des animaux). Entre ces deux dates, le cochon, nommé Antón, déambule dans la ville, il est nourri par les habitants et protégé par le pouvoir local. Des loteries ont lieu pour aider des pauvres ou des malades, et le cochon en constitue le gros lot.  Saumade rappelle que le « marrano » avait disparu de La Alberca entre 1960 et 1990, la pauvreté ayant engendré un exode rural massif. Ainsi, le rituel contemporain se révèle-t-il bien comme un recyclage servant des fins commerciales (le commerce de la charcuterie de luxe) et touristiques. Par ailleurs, d’aucuns s’opposent à ce rituel pour des raisons très différentes : des touristes et restaurateurs  parce qu’ils ne supportent pas les promenades d’Antón dans la ville et les animalistes qui refusent qu’un animal devienne un prix de loterie. 

Giovanna Caponi et Emma Gobin s’intéressent aux changements opérés dans les sacrifices sanglants des cultes afro-américains sous l’influence d’une nouvelle sensibilité environnementale et animaliste. Leurs observations vont de la Havane à Milan en passant par le Brésil. Le rituel sanglant s’adapte à la contemporanéité marquée par l’écologie, par les contraintes économiques (coûts des animaux) et, dans une moindre mesure, par l’animalisme : « une réflexion sur  le sacrifice engage un dialogue complexe non seulement avec l’héritage colonial, marqué par la marginalisation de ces pratiques, mais aussi avec les nouvelles sensibilités écologiques et les mouvements pour les droits des animaux ». Ainsi la substitution des animaux par des végétaux peut-elle être interprétée comme une « gentrification » des pratiques d’origine africaine. 

Bertrand Galfré relate son expérience dans l’agriculture biodynamique, laquelle s’imprègne de théosophie et exige une « faculté d’attention sensible » qui permet de communiquer avec les animaux (la vache, notamment). En trouvant le geste juste grâce à l’équilibre intérieur, l’élevage devient élévation.

Le cas des bioartistes est abordé par Joshua de Paiva. Il constate qu’ à partir des années 2000, le vivant est devenu un matériau artistique et prend en exemple les installations de l’artiste argentin Tomás Saraceno. Celui-ci met le visiteur en présence des araignées pour communiquer avec elles par « fréquences » traduites en sons, ce qui leur confère un caractère oraculaire.

Les dégâts environnementaux empêchent les hirondelles de construire des nids solides, c’est pourquoi des habitants d’un arrondissement boisé de Bruxelles ont installé des nids en béton pour les accueillir. Ce sympathique renouveau communautaire n’a d’autre fondement qu’une bienveillance écologique ayant perdu tout rapport avec les légendes entourant le retour des hirondelles, ainsi que le montrent Ariane D’Hooop et Wakana Suzuki. C’est pourquoi le récit d’Emma Aubin-Boltanski s’avère bien plus prenant et touche à la sublimation de par sa dimension spirituelle. L’autrice relate sa découverte des éleveurs de chardonnerets à Gaza, soit  l’apprentissage du chant pur dans un monde dévasté. 

On connaît les hommages rendus aux grands hommes morts pour la patrie, un peu moins les monuments dédiés aux  animaux, malgré eux héroïques, utilisés en temps de guerre. On ne sait à peu près rien des animaux morts pour la science. C’est pourquoi Fabienne Gallaire leur consacre son port-folio. Elle repère des monuments dédiés à l’ abolition de la vivisection, comme le « brown dog », en Angleterre. Il y a aussi les chiens de Pavlov et les babouins d’Abkhazie, le cheval First Flight, mais rien pour les lapines et les crapauds utilisés pour détecter les hormones de grossesse. Une plaque est certes posée à l’université de Rochester en hommage à une cohorte de petits animaux. L’autrice souligne que seule l’Asie du Sud-est érige des monuments et procède à des actions rituelles (cérémonies shintô au Japon) pour les animaux, tous les animaux de laboratoire, des mammifères aux bactéries et aux microbes en passant par les insectes. 

Chakè MATOSSIAN

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(1) Certains articles sont publiés en ligne : www.revueterrain.fr/

 

Éditorial