Coordination scientifique Matthew Carey
Nanterre, MSH-Mondes,
232 p., 23,00€
L’exposition « Apocalypse hier et demain » présentée à la BNF s’est clôturée le 8 juin dernier, ce qui nous donne l’occasion de se replonger dans le beau numéro, richement et soigneusement illustré, que la revue Terrain avait consacré à ce thème en 2019, sous la houlette de Matthew Carey (1). Le terme « apocalypse » signifie, comme le rappelle Élise Haddad, « la levée du voile » sur un monde idéal succédant au monde imparfait attaqué par le mal. Mais comment se fait-il que le mal existe « dans un monde créé par un dieu parfait ? ». Les représentations eschatologiques romanes examinées par Haddad apportent trois types de réponses (qui ont aussi une portée politique) en illustrant tantôt la contemplation du monde harmonieux, tantôt le jugement dernier et enfin les puissances maléfiques incarnant les épreuves. L’Apocalypse comme révélation d’un monde futur harmonieux habité par les « justes », permet d’envisager la fin des temps hors du contexte purement négatif souvent utilisé de « fin du monde ». Quel est ce monde dont ce serait la fin ? Certes, depuis Hiroshima, un tournant a eu lieu : ce n’est plus la fin des temps mais la fin du temps réalisé par la technique capable d’éradiquer l’humanité et de faire place au néant. Or, ce néant n’en est pas un, comme le montrent les auteurs de cet ouvrage, car ce qu’on entend par « humanité » ou « monde » varie selon les cultures. La disparition de l’humain n’entraîne pas l’anéantissement du monde. A cette vision Humaniste ou anthropocentrée héritée des Lumières, s’opposent bien d’autres manières de représenter le monde et il en ressort « que toute fin du monde admet la possibilité d’un monde d’après ».
Les contributions réunies ici visent, comme le fait la poésie pour le langage, à « défamiliariser le monde » en le regardant sous d’autres perspectives.
Celle, par exemple, que Lucas Bessire étudie chez les Indiens Ayoreo du Gran Chaco Paraguayen dont le futurisme apocalyptique repère « le signe de la fin des temps » dans la bête qu’est pour eux le bulldozer. L’excavatrice (2) en Allemagne, jouera un rôle similaire dans le mouvement anti-charbon dont l’expansion est examinée par Stine Krøijer et Mike Kollöffel (pour les photographies). Confrontés à des villages défigurés, aux forêts et au maisons rasées par les excavations, telle que celle de la mine de Hambac, des militants « anarcho-primitivistes » espèrent trouver chez les peuples qui ont perdu leur monde, comme les Amérindiens, un modèle de vie « post-apocalypse » leur permettant de « mener une nouvelle vie ‘sauvage’ dans un pays ravagé ». Ils ont habité dans les arbres, adopté parfois le sabotage écologique, ont finalement été expulsés par la police. Une forme d’échec à l’image de celui des Totobiegodose dont Bessire observe les effets de la conversion au christianisme promue par les missionnaires américains (destruction de l’environnement, sédentarisation et maladies). Elle a occasionné un tournant dans la représentation de l’humain à travers « l’attrait qu’exerce sur eux l’imaginaire apocalyptique », ce qui leur a permis de « réconcilier les discours coloniaux sur la sauvagerie et leur opposition ancienne entre humain et non humain ». Les Indiens du Gran Chaco acceptent la nouvelle temporalité et s’accordent à enfouir le passé dans l’oubli et l’indicible. A cette extinction de la résistance culturelle s’oppose, en Norvège, mais également avec un échec en fin de parcours, l’art protestataire sámi qui témoigne d’une force d’attaque anticolonialiste, comme le montre Hugo Reinert dans son analyse de l’œuvre de Máret Ánne Sara. Elle recourt à la création de crânes de rennes mettant en scène l’accompagnement de la lutte juridique (et perdue) menée par son frère Jovsset Ánte contre la « réduction forcée » des troupeaux de rennes imposée par l’État alors qu’ils font partie de la vie du peuple autochtone sámi.
Parmi les différentes perspectives écologistes, Jean Chamel examine l’évolution d’un courant né il y a plus d’une décennie, la « collapsologie » qui étudie de façon transdisciplinaire l’effondrement de la « civilisation industrielle ». Fondée sur les travaux scientifiques, elle revendique les modes cognitifs de la raison et de l’intuition, elle prend en considération les effondrements historiques antérieurs, comme celui de l’empire romain et intérieurs (psychiques, le « ressenti » etc.). La représentation de l’apocalypse intervient également dans les récits de science-fiction, les visions ‘new-age’ et religieuses (« spiritualités alternatives »), qui tentent de proposer un monde alternatif comme pour répondre à la question « Demain y aura-t-il un monde ? » que posait le grand ethnologue italien Ernesto De Martino (1908-1965). Giordana Charuty consacre son article à l’apport de De Martino qui avait démontré la fonction sociale de rituels ou de comportements attribués à l’irrationnel ou à la « magie » (interdits ou intégrés par l’Église) tel que le tarentulisme dans les Pouilles, par exemple. De Martino s’est intéressé aux « conceptions de la temporalité qui autorisent des représentations de la sortie des temps historiques », il a observé des troubles psychiatriques en lien avec l’angoisse du déracinement, les a rattachés à son investigation sur la crise existentielle collective et s’est également tourné vers les productions culturelles, en mettant en évidence, la présence de ce malaise mélancolique dans la littérature dont l’œuvre de D. H. Lawrence (1885-1930), Apocalypse, offre, selon Charuty, un exemple frappant de la mise en récit du déclin du christianisme et de l’Occident en tant que disparition d’un « régime de sens ».
En 2011 a eu lieu le tsunami entraînant la catastrophe de la centrale nucléaire de Fukushima tout près de laquelle se trouve la petite ville de Töwa. Sophie Houdart et Mélanie Pavy se proposent de rendre compte « des expériences de vies diffractées qui, depuis 2011, affectent les habitants comme elles nous affectent », en recourant à la forme du Journal dont le sujet n’est pas « je » mais « tu ». Le récit fait ressortir le rôle de l’invisible : alors que le paysage
« n’avait pas changé du tout », « l’attachement de ses habitants à leur terre était bouleversé ». Ainsi que l’écrivait Vernor Vinge dans un texte commenté par Emmanuel Grimaud « rien ne rend le futur d’une espèce aussi imprévisible que le progrès technique lui-même ». Le progrès technologique intègre l’apocalypse, comme en témoigne ce que pensent et réalisent les chercheurs mathématiciens et auteurs de science-fiction de la Silicon Valley :
« la singularité vingéenne réduite à sa forme la plus simple désigne un moment de trouble radical, un seuil critique d’inintelligibilité, au-delà duquel il ne sera plus possible de dire que des entités dites ‘intelligentes’ sont sous contrôle de leurs concepteurs : pire encore, il ne sera plus possible à leurs concepteurs de les comprendre ». Grimaud met dès lors en avant le paradoxe de la « singularité » (concept de Vinge) : comment expliquer la séduction que ce puissant motif eschatologique du XXIe siècle exerce sur les « chercheurs, industriels et usagers » ? Il affirme y voir « l’un des plus beaux rapts de l’idée d’Apocalypse jamais effectués, avec son mélange si caractéristique de peur et d’espoir, entre rédemption et dissolution ». Nous réfugier semblera difficile tant nos villes subissent les attaques de la science-fiction imprégnée de l’Apocalypse de Jean, ainsi que le montre l’étude consacrées aux ruines urbaines dans l’imaginaire occidental présentée par Alain Musset. Le fantasme babylonien qui circule dans la littérature, la peinture, la gravure ou le cinéma touche Paris, New York, Moscou ou Los Angeles : « les ruines antiques de Thèbes de Persépolis, d’Angkor ou de Tikal sont un miroir sinistre dans lequel se reflètent les ruines futures de New York et de Paris ». Matt Reeves montrait dans son film Cloverfield (2008) la tête coupée de la statue de la Liberté gisant sur le sol. Si l’image évoque « l’inévitable disparition de notre civilisation », comme l’écrit Musset, elle désigne peut-être plus encore la mise en pièces de la liberté-même.
Comment guérir du mal ? Les rouleaux éthiopiens illustrant Gog et Magog visaient à guérir le possédé, écrit Jacques Mercier. Fruits d’un savoir ésotérique propre à la sagesse éthiopienne, leur production remonte à Alexandre et Aristote, « aux côtés d’Hénoch, Salomon, Zoroastre et Cyprien ». Ainsi que l’explique Mercier, l’efficace du rouleau dérive de son impact optique direct, il s’agit de présence et non de représentation, de talisman et non d’illustration : « les regards que nous voyons sont ceux qui sont en nous. Cette spécularité crée une proximité absolue qui fait la force de l’image ». Nous touchons là aux « arts maudits », signale Mercier. Le lecteur peut alors méditer sur la relation spéculaire aux écrans et se souvenir du lien établi par Etienne de la Boétie (1530-1563) entre la fascination pour « les luisantes images » et ce mal affreux, la servitude volontaire.
Chakè MATOSSIAN ■
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(1) L’on peut trouver des textes en ligne : https://journals.openedition.org/terrain/17974
(2) On pourrait rappeler à ce sujet le poème de Pasolini, « Les pleurs de l’excavatrice ».
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