LIVRES – Espèces d’IA

Espèces d’IA

Revue Terrain n°82, 2025,

232 p., 23,00€

Coordination scientifique :
Nicolas Nova, Gregory Chatonsky et Emmanuel Grimaud.

Avec la collaboration artistique des étudiants de l’École Estienne

L’IA à laquelle tout le monde a accès aujourd’hui fait beaucoup parler d’elle, engendrant crainte, fascination ou sentiment d’inquiétante étrangeté. C’est pourquoi les auteurs de ce numéro de la belle et élégante revue d’anthropologie Terrain se proposent d’explorer l’IA avant de la juger. Ils ont mis les IA à l’épreuve, en expérimentant le « bizarre algorithmique » ou statistique – (les statistiques apparaissent comme l’élément fondamental du fonctionnement des IA) – à travers de nombreuses disciplines incluant les arts, la philosophie, l’éthologie et l’anthropologie. Bien sûr, ils rendent d’abord hommage à leur collègue décédé en décembre 2024, Nicolas Nova, auteur de Persistance du merveilleux (1), qui avait étudié la survivance des créatures imaginaires dans les mondes de l’informatique.

Outre un petit lexique bienvenu, des repères historiques sont rappelés, en partant des fondements théoriques posés dans les années 1940 par Alain Turing selon qui la fonctionnalité l’emporte sur la conscience et en passant par John von Neumann (1903-1957) qui liera la pensée à une manipulation algorithmique de symboles selon des règles précises.  Les recherches sur l’IA, après avoir un peu stagné, ont repris de l’élan en changeant de paradigme : elles ont alors opté pour l’induction statistique et ont tenu compte, non plus du raisonnement explicite, mais de « l’apprentissage de l’implicite » : « l’intelligence n’est plus conçue comme l’exécution de règles prédéfinies, mais comme la capacité à extraire des régularités statistiques de l’expérience », soulignent les coordinateurs du volume. Une redéfinition de ce qu’est « penser » se profile, dans laquelle l’intelligence apparaît « comme projection probabiliste dans des espaces de possibilités ». Les IA à l’instar des artistes combinent du connu afin de créer du nouveau mais, à la différence de ces derniers, elles tendent à l’homogénéisation et au renforcement des biais discriminatoires. C’est ce que déjouent les  chercheurs qui en ont pris conscience. Ainsi, Zoé Aegerter et Clotilde Chevet s’intéressent-elles aux stéréotypes véhiculés par les voix artificielles de femme, notamment. Elles se sont également attelées à faire de la création vocale un « espace démocratique » dans leur projet de « Bestiorobot » réalisé avec un groupe d’enfants.

Les IA, nourries de milliards de données fournies par les humains, loin de répéter comme des perroquets, créent à partir des algorithmes et leurs résultats peuvent surprendre tant les ingénieurs que les concepteurs. Le robot Berenson (actif au musée du Quai Branly) auquel Becker consacre une grande partie de son article en témoigne. Il y aurait donc une pensée « alien » engendrant des monstres, d’où l’intérêt des auteurs pour une « tératologie algorithmique ».  Dans ce cadre, les expérimentations esthétiques qu’effectue Arnaud Méry avec Stable Diffusion aboutissent à des images qui ne sont ni des collages ni des copies et révèlent « une agentivité a-humaine qui organiserait son propre système de sens ».

Reconnaissant la singularité de la créativité des IA, les chercheurs en viennent à l’examiner sous l’angle de l’éthologie (science du comportement). Nous sommes, selon eux, dans un rapport de co-évolution avec les machines qui interfèrent dans les mécanismes de notre imagination. Ainsi, Arnaud Méry déclare-t-il : «  j’ai court-circuité l’algorithme pour mieux montrer comment celui-ci a court-circuité mon propre investissement subjectif dans le langage ». Il faudrait donc désormais dépasser l’opposition organique / inorganique et abandonner également le point de vue anthropocentré. Pour décentrer le regard justement, Alexa Hagerty et Meredith Root-Bernstein développent avec humour et sérieux des fictions spéculatives leur permettant d’imaginer comment ces technologies seraient développées et employées par des sociétés animales. Elles dégagent, à partir de ce point de vue animal, les « dommages potentiels de l’IA ».

La narrativité n’est pas en reste. Frederic Kaplan étudie les textes que nous pouvons produire avec l’IA et constate l’influence qu’exerce le choix du « proxy » sur la suite narrative. L’ « agent » choisi  évolue dans un contexte (« bassin d’attraction ») et influence « la trajectoire produite par un modèle de langage ». Ainsi, un proxy célèbre et fictif (comme « James Bond », par ex.) ne produira-t-il pas le même résultat que celui d’une personnalité réelle ou historique pour laquelle le modèle actionnera des règles de comportement strictes (ou des « tamis » moraux, sécuritaires, politiques) impliquant une censure. Il reste que chacun de nous peut être représenté par un proxy, lequel nous procure une nouvelle vision de notre identité tant dans le présent que dans le futur proche ou lointain : d’une part, l’IA serait capable de simuler nos réactions dans une situation donnée et, d’autre part, le proxy survit à la personne (il est désormais possible de « dialoguer » avec nos morts dans l’IA). Au nouveau rapport à la temporalité s’ajoute une nouvelle représentation du corps.  Comme l’observe Louis Bidou dans son article, l’IA peine à recréer la main qui apparaît toujours déformée, souvent avec un doigt en plus ou en moins (ce qui est l’un des indices des fake-photos).  Dès lors que  « l’IA entraîne l’organe au-delà du seuil humain », des recherches en laboratoire ont entrepris de repérer quelles zones du cerveau s’activent  lorsque nous ajoutons un nouveau membre à notre corps.  Selon le professeur Yoichi Miyawaki  une voie nouvelle s’ouvre ainsi à l’humanité qui deviendra  « ‘libre dans le design de son corps’ » et grâce à cet e-humain augmenté la question de la normalité se trouverait évincée.

Bien évidemment, les implications sociales, culturelles, géo-politiques, écologiques ou économiques de l’informatique s’avèrent nombreuses et ne manquent pas d’être mises en avant par plusieurs des auteurs ici réunis.

Un lien infrangible rattache les télécommunications à la sécurité nationale, rappelle  Gabriele De Seta qui étudie la « course mondiale au câblage » sous-marin dont nécessitent les Google et autres Facebook. Il prend en exemple l’histoire du Pacific Light Cable Network (PLCN) de 12971 km qui traverse l’Océan Pacifique pour mettre au jour les intérêts géopolitiques qui opposent les E-U à la Chine.

L’étude de Marion Ficher se concentre quant à elle sur la « Poubellocène ». L’auteure analyse la fin de vie – discrète et invisibilisée – des infrastructures de la technosphère. Sa cartographie du paysage matériel signale les méfaits sociaux et écologiques de l’existence de l’IA tels que l’exploitation des enfants, la présence de groupes armés liés à l’extraction des minerais, la pollution et tous les e-déchets dont les conséquences demeurent dramatiques pour les populations d’Asie et d’Afrique. Le Portfolio « économie des sols » de Guillaume Boissinot vient du reste renforcer l’étude de Ficher en exposant, à travers des photographies, la transformation géologique opérée par les rebuts informatiques en Chine, en Inde ou en Afrique. Les décharges manifestent une « activité autonome de la matière », en somme une « exploration concrète de la corporalité minérale des systèmes d’IA par les IA ».

Nous utilisons presque tous le GPS. Armand Béhar, Goliath Dyèvre et Aurélien Fouillet, étudient la numérisation de l’espace (et son homogénéisation) qui sous-tend l’optimisation du temps de parcours appelé Estimated time of arrival (ETA), lequel répond à une logique d’économie à laquelle nous nous soumettons souvent « comme si nous étions tous devenus des conteneurs ». Heureusement des artistes créatifs et drôlement intelligents détournent joyeusement le système, comme Simon Weckert, Aram Barthollou ou James Bridle (2).

Chakè MATOSSIAN

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(1) Nous en avons fait la recension dans NH n°445, 30 janvier 2025.

(2) https://www.simonweckert.com/googlemapshacks.html,

    https://arambartholl.com, https://jamesbridle.com/works

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