LIVRES – La spécificité de la défense en droit de l’Union européenne

Sous la direction de Anne Hamonic

La spécificité de la défense en droit de l’Union européenne

Presses Universitaires de Rennes, (collection Droits européens), 2025, 

426 p., 32,00€

La guerre en Ukraine, l’arrivée de l’administration Trump, les attentats de Paris (ou de Bruxelles), la pandémie de Covid ou encore le Brexit ont mis en évidence l’attitude « réactive » et non « pro-active » de l’Union européenne (UE) qui tente de retourner la situation en rendant urgente la question de la défense et de la sécurité communes. Les différents auteurs des contributions réunies dans ce livre dirigé par Anne Hamonic exposent, dans une perspective purement juridique (presque tous signalent les écueils du « flou » terminologique ou du vide juridique), l’évolution de ce sujet afin de repérer « les grands marqueurs actuels de la défense », comme l’écrit Marianne Dony. 

La défense occupe une place tout à fait à part dans les institutions et la juridiction de l’UE car elle reste indissociable de la souveraineté des États qui financent eux-mêmes leur armée. Autant dire que la « défense commune » se révèle problématique pour ne pas dire aporétique puisque l’adoption des actes requiert l’unanimité des pays membres de l’UE (ce qui donne lieu à des marchandages, signale Quentin Loiez) et que la Commission tout comme la Cour de Justice de l’UE (CJUE) n’ont pas de compétence dans ce domaine. Quant au Parlement européen, il reste le « grand absent des réflexions stratégiques et politiques de l’Europe de la défense », ainsi que l’écrit Hugo Flavier. 

Une autre source de difficultés juridiques mise en avant par presque tous les auteurs du volume et particulièrement par Louis Balmond, réside dans la participation de plusieurs pays de l’UE à l’OTAN. Balmond note les « déséquilibres » (divergences d’intérêt, concurrence) engendrés par la prééminence de l’OTAN du fait de son antériorité et par la marque stylistique que cette organisation aura laissée sur le « droit opérationnel de l’UE ». La paix aura été au fondement de la création de l’UE qui tient à soutenir cette valeur dans le monde et entretient dès lors une relation étroite avec l’Organisation des Nations unies (ONU), relation que Marie Terlinden, Estelle V. Irambona et Jan Wouters étudient sous l’angle de la coopération « en matière de sécurité et de défense », en exposant « la position institutionnelle de l’Union au sein de l’ONU » et son avenir.

Comment fissurer le blocage institutionnel propre au domaine de la défense ? Pour avoir une idée du poids (lourd) des institutions (et imaginer leur coût pour le contribuable européen), le lecteur pourra se reporter à la « liste des sigles et abréviations » : elle occupe quatre pages ! Marianne Dony souligne que « la plupart des mécanismes n’ont pas du tout été utilisés ou ont été détournés », car pour échapper à ce « syndrome bureaucratique » ou « syndrome de Vasa » (Loiez reprend le nom du célèbre navire suédois qui a sombré en 1628), les États recourent à des structures souples hors du cadre de l’UE et de l’OTAN, telle que l’IEI (Initiative européenne d’intervention), décrite par Catherine Schneider et André Dumoulin. Selon lui, la nécessité de ces détours montre bien l’aspect impraticable des traités. 

Le blocage dérivant de l’unanimité a pu être desserré par la « Boussole stratégique » permettant à un État (comme lors de la situation du Kosovo) de s’abstenir (c’est l’ « abstention constructive ») et de faire ainsi adopter les décisions sur les missions de la PSDC (Politique de sécurité et de défense commune). Dans l’opération de soutien à l’Ukraine, l’Autriche, l’Irlande, Malte et la Hongrie ont ainsi pu s’abstenir.

L’Union européenne a été pensée comme un marché commun, comme un système commercial et non comme un système de défense commun. Chaque pays veut préserver ses secrets défense et ce qui va avec : recherche scientifique, industrielle et technologique. Or ces domaines ne concernent pas que la défense, ce qui ouvre la voie à la Commission pour intervenir et effriter la souveraineté des États au bénéfice des institutions de l’UE. En effet, la problématique de la défense ne se limite pas à la PSDC, elle pénètre d’autres domaines de compétences de l’Union qui s’en sert pour réaliser des avancées dans une défense commune jusqu’ici freinée par la souveraineté des états. C’est ce que l’on nomme l’effet « spill-over » ou théorie néofonctionnaliste de l’engrenage « selon laquelle l’intégration dans un certain domaine entraîne de facto l’intégration dans des domaines connexes », ainsi que l’écrit Federico Santopinto. La sécurité et la défense entrent en connexion avec des domaines aussi variés que l’énergie, le climat, l’informatique, la technologie, l’industrie, la science, la santé ou la cyberdéfense, ce qui permet à la Commission, à travers les financements de ces secteurs (les biens à « double usage »), de s’infiltrer dans le domaine de la défense. Les biens à double usage, mobilité militaire, industrie et recherche technologique qui mettent en évidence l’effacement de la séparation entre le civil et le militaire via le volet « industrie et recherche » procurent un nouveau pouvoir à la Commission.

Stéphane Rodrigues remarque la tendance à appliquer les « principes du marché intérieur au secteur de la défense » (c’est-à-dire la banalisation) : «à la question de savoir si l’application des politiques de l’Union à la défense participe de sa banalisation » il est, écrit-il, « légitime de répondre par l’affirmative », ajoutant en conclusion que la banalisation semble une mesure nécessaire « vers l’Union européenne de la défense à laquelle doit participer l’intégration des politiques nationales d’armement ». C’est par un effet similaire de « spill-over » que la Cour de Justice européenne (CJUE) amoindrit son incompétence, ainsi que le démontre Florent Favière en se référant à plusieurs jugements qui révèlent une juridictionnalisation croissante de la PSDC [Politique de sécurité et de défense commune] via les OGC » (Opérations de gestion de crise). Il écrit : « Usant de sa compétence à l’égard des autres domaines, la Cour est venue encadrer les intérêts de sécurité des États membres et a ainsi contribué à l’intégration de la défense dans le champ du droit de l’Union ». 

Relativement à la cyberdéfense, Brunessen Bertrand montre son lien infrangible avec la cybersécurité où la Commission distingue « deux formes d’ingérence parmi les différentes stratégies de désinformation », à savoir les « opérations d’influence » et les « ingérences étrangères dans l’espace de l’information » visant à affaiblir les processus démocratiques (les « valeurs » de l’UE étant l’égalité et l’État de droit). L’on regrettera (mais les auteurs n’abordent pas ce sujet) que la Commission ne prenne pas en considération la manipulation de l’information et la désinformation en interne, créée par ses propres membres et en rapport direct avec différents secteurs de la sécurité des citoyens (les SMS inaccessibles de Mme von der Leyen pour le contrat des vaccins avec la firme Pfizer (1), la diplomatie du caviar menée par le régime autoritaire d’Azerbaïdjan (2), la pression des lobbies qui contribuent à réduire les normes sanitaires et environnementales, le recours aux cabinets de conseil, notamment l’américain McKinsey (3), etc.). L’influence et l’ingérence rendent forcément délicats les partenariats que l’UE établit avec les États tiers sous forme de renfort ou de relais comme en témoigne l’étude de Cécile Rapoport. Il importe en effet à l’UE, comme elle le souligne, de ne pas devenir dépendante des États tiers, lesquels sont supposés « partager les mêmes valeurs ». On peut se demander ce que sont ces « valeurs » dès lors que la sécurité énergétique se trouve en partie assurée par le régime autoritaire azéri.

L’influence croissante de l’UE dans la défense s’appuie notamment sur le nouvel instrument financier nommé « Facilité européenne pour la paix » ou FEP qui, depuis mars 2021, « couvre toutes ses actions extérieures ayant des implications militaires ou dans le domaine de la défense ». Ce fonds « extrabudgétaire d’une valeur initiale approximative de 5,7 milliards d’euros pour la période 2021-2027 » est financé par les contributions des États membres de l’UE. Dans leur texte conjoint, Terlinden, Irambona et Wouters nous informent que « La guerre en Ukraine a engendré une mobilisation massive de la FEP et, en 2023, le plafond financier global du FEP a été relevé à trois reprises pour atteindre plus de 17 milliards d’euros. Le dernier relèvement de mars 2024 (de 5 milliards d’euros) constitue un fonds d’assistance à l’Ukraine dans le cadre de la FEP ». Pour Santopinto, la FEP a opéré un tournant et « reflète une ambition nouvelle pour l’UE : celle de devenir un acteur à part entière sur la scène sécuritaire internationale ». L’outil reste cependant plus financier que militaire et la question consensuelle de la défense pourrait être, comme le soupçonne Marianne Dony, « une manière d’éviter de parler d’autres sujets qui peut-être fâchent davantage ». Parmi ces sujets, il est permis au citoyen-contribuable de penser à quelques enquêtes de l’OLAF (4) – (Office européen de la lutte antifraude que les auteurs ne mentionnent malheureusement pas) qui permettent de vérifier si les montants pharaoniques et les armes (5) distribués contribuent bien à sa défense et à sa sécurité. 

Chakè MATOSSIAN

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(1) https://www.politico.eu/article/pfizergate-verra-t-on-un-jour-les-sms-entre-ursula-von-der-leyen-et-le-patron-de-pfizer/. On rappellera de surcroît, dans le domaine de la défense militaire, que Mme von der Leyen a été à l’origine d’un scandale lié à des contrats opaques lorsqu’elle était ministre de la défense en Allemagne. https://www.spiegel.de/politik/deutschland/ursula-von-der-leyen-und-die-berateraffaere-faktisches-komplettversagen-a-55458b1c-64bd-436b-acdf-75afcef0f5d3?utm_source=dlvr.it&utm_medium=%5Bderspiegel%5D&utm_campaign=%5Btwitter%5D#ref=rssou encore https://fr.euronews.com/2020/02/13/ursula-von-der-leyen-au-coeur-des-soupcons-dans-l-affaire-des-consultants-du-ministere-de

(2) https://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2017/09/04/diplomatie-du-caviar-comment-l-azerbaidjan-s-offre-l-amitie-de-responsable-politiques-europeens_5180962_3216.html

(3)  Entre 2020 et 2021, 9 des 13 missions de conseil en stratégie ont été commandées à McKinsey par la direction générale des ressources humaines et de la sécurité. https://www.consultor.fr/articles/la-commission-europeenne-fait-son-examen-de-conseil

(4) Par exemple : The European Anti-Fraud Office (OLAF) has recommended the financial recovery of over EUR 91 million that were intended for the purchase and delivery of power generators to areas in Ukraine affected by power shortages. 

https://anti-fraud.ec.europa.eu/media-corner/news/olaf-completes-investigation-suspected-serious-irregularities-eu-funded-procurement-power-generators-2025-02-18_en?prefLang=fr

(5) Voir la question parlementaire : https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/E-9-2023-
000805_FR.html