LIVRES – L’éternité par les astres

Auguste Blanqui

L’éternité par les astres

(préface de Jacques Rancière)

Les Impressions nouvelles, 2025,   

117  p., 14,00€

L’Eternité par les astres (1871) est le seul ouvrage publié du vivant de son auteur, Auguste Blanqui (1805-1881), surnommé « l’Enfermé » pour avoir passé la plus grande partie de sa vie en prison. C’est du reste dans l’isolement total du cachot du fort du Taureau (Finistère) que ce révolutionnaire perturbateur luttant contre la monarchie et pour l’égalité sociale, inspirateur de la Commune de Paris et trois fois condamné à mort, écrit sur sa vision du monde, dans sa dimension cosmique et non idéologique ou politique. Certes les métaphores et un certain vocabulaire permettront de faire saisir des critiques politiques, ce qui n’exclut pas des réflexions d’ordre existentiel que soulèvent non seulement le texte du manuscrit mais son aspect même.  Il est frappant de remarquer le contraste entre la matérialité du manuscrit et le thème choisi. Blanqui utilise 21 petits rectangles de papier, dont il remplit le recto et le verso d’une minuscule écriture serrée. Les limites étroites de la prison et celles de la surface d’écriture se voient brisées par la question traitée, celle de l’infini et des mouvements du monde céleste. Nul doute qu’écrire sur le cosmos aura été une manière pour l’auteur de s’évader, de se donner un horizon par la pensée.  Mais le livre s’achève sur une observation carcérale, dès lors que « l’éternité joue imperturbablement dans l’infini les mêmes représentations ». Nous sommes assignés à la copie, à la répétition et l’homme n’est rien de plus qu’un « ciron ». Le « ciron », créature infiniment minuscule est un terme que Blanqui emprunte à Pascal dont la marque se révèle dès la première page de l’ouvrage. C’est par le refus de l’optimisme – (la croyance dans le progrès associée à l’ordre, comme chez le positiviste Auguste Comte) – qui n’est pas un  renoncement à la lutte, que Blanqui se démarque des utopistes contemporains qui ont, eux aussi, comme le montre bien Jacques Rancière dans sa préface (1), fait appel aux théories astronomiques pour imaginer la société : Charles Fourier, Pezzani, le saint-simonien Jean Reynaud, l’astronome Camille Flammarion « ont tous fait de l’infinité de l’espace et du temps le cadre d’une progression infinie », écrit Rancière, ajoutant : « Ils ont déplacé le progrès de la terre au ciel et de l’histoire humaine à celle des mondes ». Blanqui, lui, nie le progrès, il n’y a pas de perfectionnement mais seulement les répétitions, les copies, les sosies infinis de modèles ou « originaux » qui sont, eux, en nombre nécessairement fini puisque les composés de la matière sont finis. La relation entre le langage de l’astronomie et celui du politique qui a marqué le XIXe siècle se remarque également dans les caricatures d’Honoré Daumier.  En 1834, Blanqui, alors incarcéré à Sainte Pélagie, aura vraisemblablement servi de modèle au « Moderne Galilée » de Daumier qui réalise un peu plus tard Les planètes étant elles-mêmes dans l’attente de la fameuse comète (1857.) Textes et dessins se servent donc bien de l’astronomie pour asseoir des théories socio-politiques et critiquer le pouvoir en place.

Dans L’éternité par les astres, Auguste Blanqui propose sa vision de l’univers qu’il déduit de « l’analyse spectrale et de la cosmogonie de Laplace » (1749-1827) avec qui il prend ses distances. Il reproche à Laplace de voir l’univers en « ultra-mathématicien » et d’avoir la conviction d’une harmonie et d’une solidité inaltérable de la mécanique céleste. Ainsi que l’écrit Rancière, « l’équilibre a pour Blanqui le visage de l’ordre capitaliste et étatique, auquel l’astronomie positiviste donne sa caution ».

Honoré Daumier, Moderne Galilée, 1834, Paris Musées – Maison de Balzac

D’emblée Blanqui se réclame de Pascal dont l’esprit circule dans le texte à travers des réflexions sur l’inanité des activités et des constructions humaines, sur la description du monde vue comme un théâtre où se répètent à l’infini les mêmes scènes, bref notre déréliction. A l’instar du Pascal mathématicien, Blanqui fait appel au calcul des probabilités et comme le Pascal philosophe il veut réactiver la frayeur des abîmes, l’écrasement de l’homme découvrant les deux infinis. Pour entamer son ouvrage, Blanqui  cite une phrase célèbre qu’ « avec sa magnificence de langage », le philosophe a exprimée : « L’univers est un cercle, dont le centre est partout et la circonférence nulle part ».  Blanqui commente : « Quelle image plus saisissante de l’infini ? Disons d’après lui, et en précisant encore : L’univers est une sphère dont le centre est partout et la surface nulle part ». Dans l’univers de Blanqui règnent l’hydrogène et l’oxygène, la combinaison des cent éléments qui forment la matière et la force d’attraction. Il subsiste néanmoins du « mystère », comme les comètes qui demeurent une « énigme sidérale » et semblent « de vrais cauchemars scientifiques ».  Blanqui souligne le « profond mépris » dont les comètes sont l’objet « depuis qu’on les sait inoffensives », ajoutant qu’elles ne dérangent personne mais que tout le monde les dérange « parce qu’elles sont les humbles esclaves de l’attraction ». Les comètes sont « une énigme désespérante » entravant la connaissance de l’univers, elles tombent « sous la coupe de Jupiter, le policier du système » à la surveillance duquel certaines arrivent parfois à se dérober.  Par ses propos, l’on comprend que Blanqui s’identifie aux comètes qu’il décrit comme un groupe féminin persécuté repérable à travers deux indices, la chevelure et le nomadisme. Elles font « bande à part », sont « étrangères à tous les autres astres […] par leurs habitudes vagabondes ».  Il se propose de reprendre l’histoire de « ces perruques vagabondes », de « ces nihilités chevelues » et convoque la figure de la bohémienne : « Ne seraient-ce pas plutôt les captives suppliantes, enchaînées depuis des siècles aux barrières de notre atmosphère, et demandant en vain ou la liberté ou l’hospitalité ? De son premier et de son dernier rayon, le soleil intertropical nous montre ces pâles Bohémiennes, qui expient si durement leur visite indiscrète à des gens établis ». Ou encore « combien de ces nomades ont élu domicile chez nous ? ». L’association entre la comète et la bohémienne trouve sans doute sa source dans le fait qu’on attribuait à l’une comme à l’autre (jeteuse de sorts) la cause des malheurs et des maladies qui survenaient. Entre-temps, les comètes, ces « êtres fantastiques », pour être devenues « inoffensives » n’en sont pas moins gênantes pour le bon ordre, dès lors qu’elles résistent à la vigilance scientifique : « Notre monde particulier en regorge, et cependant, plus de la moitié échappent à la vue, et même au télescope ». Elles blessent notre vanité car à la différence des corps célestes qui représentent « l’excès du gigantesque », elles incarnent quant à elle « l’excès du rien », écrit Blanqui, illustrant par l’oxymore la situation aporétique qu’est celle de l’humain et l’impossibilité d’une harmonie dirigeant l’univers. C’est au contraire « par un échec permanent à son bon ordre, que la gravitation reconstruit et repeuple les globes », grâce donc au « choc résurrecteur ». Ce qui nous met face à un dilemme : « ou la résurrection des étoiles » grâce au choc, « ou la mort universelle ». Dès lors que subsiste une part de hasard, la fatalité ne saurait être absolue et la possibilité existe de voir surgir une « bifurcation heureuse », selon l’expression de Rancière. Les Grecs de l’Antiquité nommaient « Kairos » cet instant du basculement et le représentaient sous la figure d’un petit dieu ailé qu’il fallait aussitôt reconnaître pour le « saisir par les cheveux ».

Chakè MATOSSIAN

(1) Dans sa préface, Jacques Rancière prend soin de rappeler que L’éternité par les astres avait été édité et présenté en 1973 par Miguel Abensour et Valentin Pelosse. Par ailleurs, Jean-François Hamel a montré en quoi le livre de Blanqui aura marqué Jorge Borges et Walter Benjamin, Cf.  « Répétition et origine de l’histoire dans L’Éternité par les astres de Blanqui ». Protée, 28(1), 2000, pp.45–58. https://doi.org/10.7202/030583ar