LIVRES – Vivre la bataille ? Expérience et participation dans les arts – XVe-XXIe siècle

Sous la direction de Joana Barreto, Gaspard Delon  et Pauline Lafille

Presses Universitaires de Rennes, collection « Art & Société », 2023,
205 p., 29,00€ 

Guerres et batailles, ne quittent hélas jamais l’actualité elles font l’Histoire. Les souffrances, les désastres et destructions occasionnés laissent des traces chez les témoins, des traumatismes que certains, parfois parviennent à sublimer, transformant la rage et la douleur en création artistique dont le modèle narratif absolu reste, dans la culture européenne, l’Iliade. Les œuvres, historiquement, ont pour but de célébrer la victoire. Ainsi, au chant d’Homère, s’ajoute la colonne Trajane, construite en 107-113,  constituée d’un bas-relief en spirale de quarante mètres de hauteur racontant en une multitude de détails, la victoire de l’empereur Trajan sur les Daces.  Ce monument romain a servi de référence à tout un pan de l’histoire de l’illustration des batailles. 

Adoptant une perspective « européenne », les auteurs de ce livre richement illustré, Vivre la Bataille, se proposent d’interroger, à partir de la Renaissance, « l’historicité des dispositifs de mise en intrigue de la scène de bataille et des regards qu’ils sollicitent, des expériences visuelles, physiques et psychiques qu’ils construisent ». 

Afin d’élaborer la mise en images de la bataille, l’artiste doit parvenir à transposer l’immensité spatiale et produire des inventions formelles capables d’exprimer cette étendue et ce fourmillement. Au fil du temps, les œuvres tentent d’inclure le spectateur de le faire participer jusqu’à l’immersion. Les moyens techniques vont donc de la frise aux casques à réalité virtuelle, en passant par la peinture, le panorama, le cinémascope. Ainsi que plusieurs auteurs le soulignent l’architecture du lieu d’exposition entre souvent dans la composition des œuvres, créant un tout : « La participation du spectateur à l’animation de l’action va, au cours des siècles, passer de la sollicitation de son regard et de son imagination à celle de son corps », écrivent Barreto, Delon et Lafille dans leur introduction.

Plusieurs auteurs s’intéressent à l’espace du mur : Joana Barreto examine la Galerie des Batailles du château de Spezzano près de Modène, une œuvre du XVIe siècle composée de cinq grandes narrations qui tiennent compte de l’histoire du lieu mais aussi de son architecture. Le rythme est donné par la disposition des épisodes et l’occupation des angles procure une continuité à la narration. Espace de déambulation, la galerie est aussi celui de la fête et du prestige où chaque élément détient un rôle. Ainsi, « fenêtres, miroirs et sculptures sont autant de ponctuations », des « entractes » parmi les « actes » que sont les tableaux relatant la vie militaire, telle que celle des Condé, décrite par Delphine Schreuder dans son étude historique minutieuse de la « galerie des conquêtes » ou « Galerie des Actions de Monsieur le Prince », au château de Chantilly (1688).  En somme, une galerie est un « dispositif ». 

Dans l’immense complexe de l’Escorial construit pour Philippe II d’Espagne, La Bataille de la Higueruela (1er juillet 1431) exécutée par des peintres génois, occupe 60 mètres qui, grâce aux scènes des guerres du passé (la guerre de Picardie), inscrivent l’actualité dans l’Histoire, comme le montre Pauline Lafille. Ici aussi l’architecture intervient dans les modalités de vision, offrant tantôt une « expérience cinétique » (la continuité de la Bataille de Higueruela) tantôt « paratactique » (l’arrêt devant les scènes de la guerre de Picardie). L’histoire entre en connivence avec l’architecture : « dans le dernier tiers de la fresque, la bataille se transforme en poursuite contre les derniers survivants, elle montre l’ennemi littéralement acculé sur la paroi puis finalement, chassé symboliquement hors de l’espace de la salle, au niveau de l’angle ». 

Au XVIe siècle, Les scènes de bataille se donnent également à voir sur les tapisseries monumentales exécutées par les Flamands dont c’est la spécialité. Anne-Sophie Laruelle s’attache à montrer dans diverses tapisseries flamandes, comme La Bataille de Pavie (tissée à Bruxelles entre 1528 et 1531 d’après les cartons de Van Orley), non seulement le réseau historique, le rôle des commanditaires et l’influence des artistes italiens, mais aussi et surtout les innovations apportées par les Flamands. Ceux-ci confèrent plus de réalisme à la scène en incluant des personnages reconnaissables, des éléments détaillés de la faune et de la flore, invitant le spectateur à pénétrer dans la bataille (tout cela n’étant pas séparé d’une dimension marchande). A la différence de la fresque, la tenture permet le transport, elle s’expose à l’extérieur comme à l’intérieur et certaines, très précieuses, tissées d’or et d’argent, servent de décor fastueux pour certaines occasions. En jouant sur la vision et l’odorat, elles créent peut-être une mémorisation de l’image du pouvoir, toujours soutenu par les références aux grandes batailles historiques : Scipion, Hannibal ou César, restent des modèles pour la tapisserie à la Renaissance. 

Les Salons de peinture du XIXe siècle accordent une place importante aux tableaux de de batailles dont François de Vergnette analyse les commentaires de l’époque opposant « les partisans de l’Académie, les soutiens du romantisme et les adeptes du réalisme », sans oublier les pacifistes. L’auteur relit les textes des critiques pour montrer les points de vue idéologiques ou esthétiques qui dictent les interprétations des œuvres comme celles d’un Horace Vernet ou d’un Delacroix. Les uns prônent « la bataille stratégique », d’autres veulent de « vraies batailles ». Certains se réjouissent de voir la mise en avant du peuple par Gustave Doré dont la perspective s’accorderait ainsi avec la vision de l’Histoire inaugurée par Michelet. Y aurait-il un format, un type de perspective plus à même de représenter la bataille ? Le « panorama », ce « spectacle peint », par son très grand format circulaire, semble répondre à la question. Mais tout de même, comment parvient-on au traitement artistique d’un carnage ? Cela semble impossible à Baudelaire ; pour lui : « une bataille vraie n’est pas un tableau ». Aussi, la participation à la bataille ne saurait-elle se dissocier de l’expérience de la bataille bien distincte de sa mise en spectacle. Dans son livre La violence narrative, Lambros Couloubaritsis a souligné cet écart et le paradoxe engendré par la nécessité de dire, de transposer les atrocités vécues, la souffrance. La spectacularité nourrie par les arts  n’a rien à voir avec le vécu de la violence, entrer dans le tableau ne sera jamais entrer dans la bataille, avec les destructions, les souffrances physiques et psychiques qu’elle entraîne. Comme l’écrit Couloubaritsis : « La guerre n’est vécue que par ceux qui sont sur place et qui la subissent […], alors que la grande majorité des gens qui vit autour de nous n’a jamais subi directement la guerre, si ce n’est par la médiation de différentes formes narratives (et surtout les images narratives) qui la transfigurent, la défigurent et même la banalisent » (1). Cependant, loin d’écarter la narrativité (ce qui est de toute façon impossible), le philosophe ajoute : « la narration nous informe et nous pétrit, mais si nous faisons attention, elle peut aider à réfléchir la violence guerrière et ses conséquences ». Ce que réalise d’une certaine façon Horace Vernet, lui qui a vécu la bataille et qui, en la peignant, parvient à créer, selon Margot Renard, des « mécanismes narratifs et scéniques visant à impliquer intellectuellement, émotionnellement, et même physiquement le spectateur » dans ses tableaux des salles d’Afrique du Musée de l’Histoire de France à Versailles. 

Une miniature arménienne représentant la Bataille de Vartananz, 26 mai 451 

Vernet veut allier démarche intellectuelle et démarche émotionnelle, créer une sorte de projection du spectateur sur le personnage du soldat, sans exclure par ailleurs l’exotisme oriental et certaines affinités avec la peinture de panorama. Le succès de ce dernier, conjointement avec celui, grandissant, de la photographie, complique la tâche des peintres de chevalet que se propose d’analyser Aude Nicolas. Elle étudie les « choix formels »
(format de la toile, choix de l’épisode, construction de la composition) que les artistes français et italiens ont privilégié en 1859, lors de la campagne d’Italie, pour produire « la restitution illusionniste du combat » par des effets de raccourcis et ainsi « offrir au spectateur ‘un souvenir de Solferino’ ». Pour pallier le manque de monumentalité immersive, la peinture de chevalet se concentre « sur une fraction du champ de bataille à un instant T » et joue « sur l’importance des figures ». Ainsi, certains peintres-militaires vont-ils être topographes et « sacrifier l’action de terrain »,
cependant que d’autres prendront « le parti de focaliser leurs œuvres sur des faits précis, sélectionnés pour leur rôle tactique majeur ou pour la présence d’actions d’éclat relatées par la presse ». Le tableau Episode de la bataille de Solférino, 24 juin 1859 (325x580cm) de Charles-Edouard Armand-Dumaresq parvient, par son originalité perspectiviste, à rendre l’instant de l’attente et à créer « l’illusion immersive ». Le peintre était présent sur le terrain, tout comme l’officier de marine Henri Durand-Brager(1814-1879), le sera sur celui de la guerre de Crimée en 1854 -1856 qui fait l’objet de l’essai de Katie Hornstein. Elle rappelle opportunément le contexte technologique : « La guerre de Crimée fut le premier conflit international à être mené à l’époque du train à vapeur, de la montre synchronisée de poche et de l’artillerie moderne », nouveautés qu’accompagnent les « modes de reproduction visuelle alors en plein essor, comme la photographie et la presse illustrée de masse ».

Les technologies de l’armement et du transport ne transforment pas seulement la façon de mener la guerre, elles changent aussi « le rôle de la peinture de paysage et les attentes du public sur ce qui devait être peint ». Les peintures de Durand-Brager, de très grand format, seront exposées en bandes continues « dans la salle de Crimée du musée historique du Château de Versailles jusqu’au début du XXe siècle » et ses photographies, comme celle de Sébastopol, de « taille grandiose », engendrent, par collage, « l’illusion d’une seule image continue ».

Hornstein voit dans l’expérience d’illustrateur correspondant de guerre de Durand-Brager et dans le projet inabouti de son panorama, le moment déclencheur d’un consumérisme de l’image de guerre que soutiennent « la caducité, l’évanescence et le profit », principes plus que jamais à l’œuvre dans notre contemporanéité.

Les médias comme la photographie et le cinéma sont abordés par Lucie Goujard et Gaspard Delon. Goujard rappelle les difficultés techniques de la photographie à ses débuts (des calotypes) et le risque de mort encouru par le photographe (plus tard, avec les nouveaux appareils performants, les photojournalistes pourront être « réellement » dans la bataille et certains y resteront, comme Gerda Taro). Techniquement impossibles à réaliser à la fin du XIXe siècle, les photographie de l’activité militaire avaient été « remplacées par les efficaces évocations que constituent les vues prises en dehors du champ de bataille, au moment des manœuvres, bivouacs, entraînements et exercices ». La photographie sera aussi celle des cadavres (Disderi, Felice Beato) en quelque sorte portraiturés car mis en scène, cadrés, arrangés – passant parfois par le crible de la censure – afin de rendre compte de la violence des combats. Les photographies ont pour fonction d’« exprimer la bataille et non uniquement de la montrer » en faisant appel à des motifs stéréotypés comme celui de la madone ou celui de l’enfant (la célèbre photo de la petite fille vietnamienne atteinte par des bombes au napalm en 1972). Le « théâtre de la douleur » comble alors le manque de la « vision vertigineuse du champ de bataille », mais il remet aussitôt en question la valeur « documentaire » et testimoniale de la photo. La mise en scène s’épanouira avec le progrès et à la commercialisation de la photographie instantanée, « symbolisée par la mise sur le marché du Kodak (1888) », note Goujard. On se rappellera à ce sujet les réflexions prophétiques de Paul Virilio qui a démontré dans tous ses livres combien les inventions technologiques concernant la communication, le transport et la vision, la médecine et les performances physiques, dérivaient toutes des recherches militaires. Si la télévision a concurrencé la photo de reportage, elle a elle-même été supplantée par l’avènement du numérique. Goujard montre très bien, à partir de l’exemple de l’assassinat de Kadhafi, la priorité accordée, même dans le domaine du numérique, à la photographie toujours marquée par des références picturales et mythologiques (Salomé dans ce cas). Il y a cependant une utilisation de la photo de guerre que Goujard n’aborde pas dans le cadre de la propagande d’état (on peut difficilement le lui reprocher tant cela témoigne de perversité) : celle de l’utilisation par un Etat « fiable » selon la vision « européenne », de photos d’atrocités qui ne sont plus là pour dénoncer l’horreur et émouvoir un public, mais au contraire pour encourager les tortionnaires à perpétrer leurs actes abominables et les héroïser auprès du public. C’est ce que font le président Aliev et les autorités azéries, fiers des tortures infligées aux soldats arméniens et notamment à la soldate mutilée, martyrisée dans les environs de Djermuk, Anush Apetyan, dont les images ont été glorieusement postées sur Telegram en septembre 2022. C’est un peu comme si les fameuses photos des soldats américains ayant humilié sadiquement les prisonniers de guerre irakiens étaient devenues des références d’actes admirables valant à leurs auteurs non pas une condamnation mais des louanges et des médailles… 

Gaspard Delon traite la « bataille rangée » comme un mode de représentation privilégié du cinéma d’Hollywood des années 1950-1960, époque de l’écran large, du CinemaScope qui bouleverse l’esthétique des plans courts, du rythme forcené, des plans de foule (Griffith, Abel Gance, Cecil B. DeMille, Eisenstein). Grâce au nouveau format, la présence des soldats à l’écran se multiplie, la verticalité, les plans larges, permettent une occupation de l’espace par les deux camps. Parallèlement, les contraintes du plan large génèrent une monotonie, une vision moins nette et une perte esthétique que les choix musicaux ne peuvent compenser. Cependant, « l’expérimentation esthétique (géométrique, chromatique, rythmique, chorégraphique, etc.) est rarement absente du corpus hollywoodien, même dans ses productions les plus routinières », écrit Delon, ajoutant en conclusion que « l’uniformisation indéniable » n’en devient pas pour autant un « formatage définitif de la bataille hollywoodienne ». 

Le livre s’achève sur la bataille au musée dont les modes d’exposition s’inspirent du cinéma, des jeux vidéo et de l’art contemporain. Le musée revendique désormais une vision multidisciplinaire, attachée à l’histoire globale désoccidentalisée, comme le souligne Sylvie Le Ray-Burimi. L’auteure signale également les formes tout à fait nouvelles de la bataille comme le terrorisme, la cyberguerre, les guerres non conventionnelles qui impliquent nécessairement d’autres formes de représentation.  Pour traiter un sujet aussi sensible que la guerre, le musée réunit désormais les témoins, les militaires, les scientifiques et ceux-ci doivent tenir compte d’exigences éthiques autant que scientifiques. Les dispositifs scéniques s’inspirent des séries, des jeux, de l’art contemporain, ils croisent le documentaire, la fiction, la science et les arts. La Première guerre mondiale a bouleversé la vision de la bataille avec ses engins, avec le camouflage qui donneront lieu à « l’avènement d’un artiste nouveau ». Le Ray-Burimi en trouve l’exemple chez Félix Valloton (1865-1925) peignant Verdun. Tableau de guerre interprété, projections colorées noires, bleues et rouges, terrains dévastés, nuées de gaz (1917) (2). Ray-Burimi décrit les différents types de musées et de lieux mémoriels (privés et institutionnels), les variations scénographiques, l’éventuelle mobilité de l’exposition et la réinvention dans plusieurs parties du monde des « panoramas de guerre », notamment en Chine, Russie, Turquie, Iran : « Attractions de masse soutenues par d’impressionnants effets sonores et lumineux, ces panoramas allient savoir-faire anciens et technologies numériques ». Les visites deviennent ainsi des « expériences » par des dispositifs technologiques immersifs qui permettent parfois de « faire comprendre les enjeux politiques, stratégiques et mémoriels de la bataille ». L’on peut se réjouir avec Leray-Burimi que les musées de guerre s’ouvrent désormais à la création contemporaine, en faisant appel à des architectes, en conviant les artistes à intervenir pour questionner des œuvres anciennes en adoptant de nouvelles perspectives (migration, colonie, diaspora) et des appareils militaires (Richard Mosse utilise les caméras thermiques révélant ce que nous ne pouvons pas voir). L’interprétation muséale des batailles dépend bien sûr, comme le rappelle l’auteure, du régime politique, lequel peut continuer de prôner le manichéisme, recouvrir sa vision autoritaire par un apparat technologique ultra sophistiqué. L’on regrettera que soit absente la question d’une origine guerrière d’une partie des collections des musées d’art et donc qu’en un certain sens tous les musées sont un peu des musées de batailles, qu’ils recèlent un « trésor de guerre » comme l’avait problématisé Sarkis (Zabunyan) dans ses expositions en 1979. Rien n’est dit d’un autre rapport entre le musée et la bataille, à savoir la destruction du musée par la bataille, comme le musée de Bagdad (3) pillé lors de la guerre en Irak… 

Dans leur conclusion, Barreto, Delon et Lafille au lieu d’affirmer simplement leur volonté de circonscrire les recherches à l’espace « européen »,
tentent, sans vraiment convaincre, de justifier ce choix en faisant appel à ce qui leur paraît être la singularité du point de vue « européen » :
« la volonté mimétique du rendu de la bataille dans le but d’interpeller le spectateur, et de le faire participer – via sa perception – à la scène, semble être une démarche proprement européenne ». Pour asseoir l’argument, ils convoquent l’Iliade, comme si Gilgamesh n’avait pas pénétré la culture « européenne » et ne faisait pas partie d’un processus narratif bien décrit par Marie-Martine Bonavero : « L’épopée semble avoir pour vocation de créer des liens de génération en génération, de civilisation en civilisation. On connaît ceux qui relient L’Énéide aux épopées homériques, on connaît aussi les liens de ces épopées antiques avec la première épopée conservée, l’Épopée de Gilgamesh, qui avait elle-même été un lien culturel entre les peuples de l’ancien Orient : pendant des siècles, ils l’ont transcrite ou récrite, transposée ou transmise comme dans une course de relais »
(4). Au reste, Gilgamesh et l’épopée homérique n’ont pas manqué d’être comparés (5). De même , le Mahabharata (c’est-à-dire la grande guerre des Bharata), ce monument de la culture indienne (et donc indo-européenne) révèle-t-il bien des liens narratifs avec l’épopée homérique (6). 

Le chant d’Homère comme repère central permet de saisir pourquoi l’une des études surgissant un peu abruptement dans le volume est consacrée à l’œuvre de l’Américain, Cy Twombly (1928-2011) qui a plongé dans la bataille homérique pour en extraire la pure violence dans des lignes gribouillées, des graffiti et des couleurs tourbillonnantes traduisant les cris, la poussière et le sang. Anthi-Danaé Spathoni affirme ici que Twombly
« fait voir » la bataille « sans la représenter ». Les titres des séries montrent l’attention que l’artiste nord-américain porte à l’histoire de l’Antiquité de même qu’à la poésie : Synopsis of a Battle, Anabasis, Lepanto et Fifty days at Iliam. Les tracés de Twombly que Roland Barthes qualifiait de
« prurit graphique » transposent non pas la scène visible de la bataille mais sa force, l’« energon »
(7). Et, question d’énergie, l’on regrettera qu’un essai du volume n’ait pas été dédié à Fernand Léger, artiste qui était au front durant la Première Guerre, et dont la peinture innovante et très particulière a directement découlé de cette immersion dans la bataille. Tout son art « tubiste » ressortit à la forme des obus, à l’impact du bruit, à la relation entre les couleurs et l’espace, au camouflage, aux odeurs, aux corps explosés, à la camaraderie et aux tranchées boueuses, au rythme frénétique, à l’ordonnancement machinique des hommes ou à l’instant éphémère d’une fumée de cigarette. « Vivre la bataille » devient une sorte de pléonasme, car la guerre c’est tout simplement « la vie au rythme accéléré » (8). Comme la vie ne s’explique pas, Céline avait raison : « La guerre, en somme, c’était tout ce qu’on ne comprenait pas ». 

 Chakè Matossian 

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(1) Lambros Couloubaritsis, La violence narrative, Bruxelles, Ousia, 2019, p. 372-373. L’auteur porte beaucoup d’attention aux génocides, rappelant à diverses reprises celui des Arméniens, Grecs pontiques et Assyriens par les Turcs.

(2) Constance Legrip écrit : « Verdun était selon Felix Valloton « l’académie du cubisme » car elle était capable de diviser l’Homme, et l’humanité par la même occasion, en plusieurs morceaux et de les envoyer d’un bout à l’autre du champ de bataille ». LE GRIP Constance, « La Grande Guerre, inspiration de l’engagement artistique », Revue Défense Nationale, 2018/9 (N° 814), p. 57-62. https://www.cairn.info/revue-defense-nationale-2018-9-page-57.htm

(3) Cf. Krzysztof Pomian, Le musée, une histoire mondiale, Paris, Gallimard, 2020, p. 55. 

(4) Bonavero Marie-Martine. « L’amitié dans l’épopée : des liens entre les hommes, des liens entre leurs œuvres », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, n°1, 2009, p. 186. https://doi.org/10.3406/bude.2009.2327. On se souviendra également du livre de  Jurgis Baltrušaitis, Art sumérien, art roman (1934), montrant la circulation de certains motifs de l’épopée de Gilgamesh dans l’art roman, comme la scène de Gilgamesh terrassant un quadrupède, tête en bas, que l’auteur retrouve, avec une autre signification, sur la façade de Saint-Michel de Pavie.

(5) Aram M. Frenkian, « Epopeea lui Ghilgamesh şi poemele homerice », Studii şi Cercetări de Istorie Veche, anul I, no. 1, 1950, pp. 265–276.  Lins Brandao Jacyntho cite une abondante bibliographie « sur l’épopée de Gilgamesh et les poèmes homériques », à la note 7, p. 141 de son étude :  « Le mode narratif d’Homère et du Mahabharata ». Inde, Grèce ancienne. Regards croisés en anthropologie de l’espace. Actes du Colloque «Anthropologie indienne et représentations grecques et romaines de l’Inde», Besançon 4-5 décembre 1992. Université de Franche-Comté, 1995. pp. 139-151. www.persee.fr/doc/ista_0000-0000_1995_act_576_1_2911

(6) Lins Brandao Jacyntho. « Le mode narratif d’Homère et du Mahabharata ». cf. supra.

(7) Roland Barthes, L’obvie et l’obtus, Paris, du Seuil, 1982, p. 149 et p. 157. Je me permets de renvoyer à mon essai «  Gribouiller, griffonner : le dessin à l’œuvre »,
La Part de lŒil, n°29, 2015.

(8) Fernand Léger, « L’esthétique de la machine, l’ordre géométrique et le vrai » (1924), in Fonctions de la peinture, Gallimard, (Folio), 1997, p. 107.