LIVRES – Vouloir souffrir

Bertrand Binoche

Vouloir souffrir

(Nietzsche en contexte ascétique)

Vrin / Éditions de l’EHESS, 2025, 

252 p., 23,00€

Si Nietzsche reprend l’injonction de Voltaire « écrasez l’infâme », il ne s’en satisfait guère car ce ne sont pas les erreurs de la religion ou de la philosophie qu’il importe de condamner mais bien les « valeurs », notamment la valeur de la vérité. Substituer l’Humanité à Dieu ne change pas le fondement du système moral qui, pour Nietzsche, inhibe « la vie comme volonté de puissance ». Selon Binoche, « Nietzsche raconte toujours la même histoire, au cours de laquelle est survenue la catastrophe sacerdotale qui a brouillé la domination initiale et dont nous souffrons encore le joug ». La figure du prêtre se révèle centrale pour aborder l’objet d’étude dont se saisit l’auteur, un « objet fort étrange » le « vouloir-souffrir » comme l’ascétisme qu’il conviendra de ne pas confondre avec l’ascèse généalogique nietzschéenne dégagée en fin de parcours et qui, sur base même de l’étymologie de l’ascète, renouera avec l’exercice de l’athlète.  

Que dit Nietzsche de l’ascétisme ? qu’est-ce qui surgit de neuf dans ce concept ancien ? Lorsqu’il réfléchit à l’ascétisme, Nietzsche s’intéresse à « la matérialité des conduites propres à satisfaire un besoin dont l’identification devient le problème majeur ». L’auteur de Zarathoustra a été, comme on le sait, profondément marqué par la lecture du livre fondamental de Schopenhauer (1788-1860), Le Monde comme volonté et comme représentation (Die Welt als Wille und Vorstellung).

L’ascétisme se révèle en effet intrinsèque à la pensée de Schopenhauer, « le plus ‘oriental’ des philosophes occidentaux, comme l’écrivait Françoise Dastur, en rappelant la différence radicale que le philosophe, influencé par le bouddhisme, établissait entre le niveau de la représentation et celui de la vie et de la volonté (1). L’ascète anéantit en lui la volonté liée à la vie, c’est-à-dire à la propagation de l’espèce. « Vivre, c’est souffrir parce que c’est vouloir » et vouloir engendre la frustration ou l’ennui. L’ascète veut en finir avec la Volonté, parvenir, comme Mme Guyon, à l’indifférence. Binoche montre ainsi les croisements et les écarts entre ascétisme, quiétisme, mystique.

Afin de dégager l’arrière-plan qui lui semble nécessaire à l’analyse de la conception nietzschéenne de l’ascétisme, Binoche retrace l’histoire de la notion et surtout de l’idée d’ascétisme au fil des siècles en accordant une place importante aux nuances et variations qu’introduisent les auteurs des milieux comme celui de l’utilitarisme (avec Bentham qui tenait l’ascétisme pour un délit) ou des Lumières. Dans leur opposition à la religion, les penseurs des Lumières ont voulu démasquer « le libertin dans le pénitent » et ont traduit le langage de la dévotion « dans celui de la débauche ». Les soupçons envers le Chrétien accusé d’éprouver de la jouissance dans la mortification n’étaient pas nouveaux et, au XVIIe siècle déjà, un Fénelon ou un Bossuet avaient dénoncé ceux qui parlent « en ennemi de la Croix de Jésus-Christ ». Ce qui n’empêchait pas ces auteurs d’alerter les pénitents sur le risque de péché d’orgueil. La possibilité d’un retournement de la souffrance en plaisir montre l’ambiguïté de la mortification mise en évidence par les textes.  Quoi qu’il en soit, la volonté de souffrance s’avère intrinsèque au christianisme qui exige du pénitent la purification tout en lui interdisant de se tuer, car se mortifier signifie « faire mourir son amour-propre ». L’essentiel demeure dans l’abnégation et la haine de soi, ce qui donne lieu à la simultanéité de deux choix qui coïncident désormais : « ne rien vouloir » = « tout vouloir ». La réflexion sur l’ascétisme nécessiterait de reformuler la célèbre question de Hamlet en ces termes : « vouloir / ne pas vouloir ? ».

Cette coïncidence des opposés retournera à la division avec Schopenhauer et Nietzsche. Pour Schopenhauer, qui donnera à l’ascétisme sa dimension philosophique, ne rien vouloir signifie anéantir la Volonté (à l’instar de ces personnages extraordinaires de la littérature que sont Bartleby (2) ou Oblomov (3)). L’ascétisme, dont il voit l’illustration « à l’abbaye de la Trappe ou en Inde », est déconnecté de la religion comme du mythe ou de la représentation, il est le sacrifice effectif de soi dont témoignent le philosophe, l’artiste et le saint. Nietzsche revendiquera quant à lui le « tout vouloir » en tant qu’éternel retour et exigera l’inactualité comme refus de l’esprit du temps : « le renoncement acquiert alors une tout autre signification : on ne combat plus en soi la souffrance induite par la nature (ou la volonté) mais la vulgarité de l’aujourd’hui ». Il s’attaque à la représentation comme fondement pulsionnel d’une croyance qui a des effets dans le réel. La cruauté envers soi-même montre l’excitabilité au fondement de l’ascèse que ne cesse de travestir le théologien. Les « quatre grands représentants de la vie contemplative » seront chez Nietzsche l’artiste, le philosophe, le savant et le prêtre qu’il abhorre et qui sera sa cible constante. Le prêtre machine un double jeu dont Nietzsche pénètre les rouages et les buts qui conviennent à tous. Le prêtre protège les puissants en leur servant de bouclier contre l’envie de la plèbe qu’il se charge de contenir. Le prêtre incarne les deux maladies qui épuisent la vie, il est à la fois l’homme malade du ressentiment (le prêtre accomplit le ressentiment juif) et l’homme malade de la dépression (l’ancienne « acédie ») mis en relief dans la littérature de Dostoïevski. Le prêtre exerce son pouvoir « sur celui qui est déjà malade, sur l’envieux ou le dépressif » et son pouvoir a réussi à s’imposer grâce à cette trouvaille qui consiste à donner un sens à la douleur, celui du châtiment résultant de la faute. Si l’artiste se détourne de la valeur de la vérité en optant pour le jeu, le savant, lui, valorise la vérité et lacherche, ce en quoi il fait preuve d’un ascétisme méthodologique qui réalise malgré lui l’objectif de la prêtrise. Ainsi, de même que « le judaïsme triomphe clandestinement dans le christianisme », de même l’athéisme accomplit-il l’idéal du prêtre. Quant au philosophe attaché à la valeur de la vérité, il s’est saisi des vertus religieuses pour leur conférer une autre signification et dès lors, bien qu’il diffère du prêtre, il « en provient » néanmoins. Nietzsche renverse le platonisme, c’est-à-dire la valeur de la vérité prônée depuis Platon, mais il fait montre d’un ascétisme particulier qui renoue avec l’hygiène de vie que les Grecs de l’Antiquité qui ne dissociaient pas le corps de la pensée. L’ascétisme chez Nietzsche consiste à tout faire pour constamment arracher en soi le chrétien qui le parasite, afin de retrouver, dans « l’ascétisme des forts », la volonté de puissance en connexion avec la vie. 

Bertrand Binoche consacre la dernière partie de son ouvrage au repérage des références à l’ascétisme qui circulent dans la littérature (Chateaubriand, Kafka, Bernanos, Barbey d’Aurevilly, Léon Bloy) ou dans les réflexions politico-économiques de Max Weber ou éthiques de Hans Jonas. Il signale aussi Bergson et les textes de la philosophe mystique Simone Weil, comme La pensanteur de la grâce (1947). Il mentionne la littérature contemporaine (F. Weyergans), le cinéma et le body art qui permet d’aborder le masochisme dont le concept dû à Krafft-Ebing (1840-1902) sera repris par la psychanalyse. Bien sûr, l’auteur ne manque pas de se pencher sur les grands lecteurs de Nietzsche que sont Georges Bataille et Michel Foucault : « le vouloir-souffrir se trouva successivement réinterprété comme ‘masochisme’, rejeté au nom d’une apologie de l’‘expérience intérieure’, et enfin réinscrit dans une grande fresque ayant pour objet les métamorphoses du ‘gouvernement de soi’ ». Binoche remarque le rapport établi par la psychanalyse entre le masochisme et la féminité via la passivité ou la maternité comme un « vouloir-pouvoir souffrir » (Ferenczi), il relit L’expérience intérieure de Georges Bataille en contextualisant l’œuvre qui tient de la phénoménologie hors de toute mystique et sans transcendance. Si Bataille rejette l’ascèse, Foucault introduira quant à lui l’ « ascétique » dont Binoche relève les occurrences pour montrer la fluctuation des termes qui visent à signifier, chez l’auteur de L’usage des plaisirs, « la manière dont les individus sont appelés à se constituer comme sujets de conduite morale », ce qui implique un rapport simultané à soi, au code et au réel.

Vouloir-souffrir (der Wille zum Leiden) est un objet d’étude chargé d’une inquiétante et familière étrangeté, il est assurément, comme l’écrit Bertrand Binoche « un concept glissant ».

Chakè MATOSSIAN

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(1)  Françoise Dastur, Figures du néant et de la négation entre orient et occident, Encre Marine, 2018.

(2) Herman Melville, Bartleby le scribe.

(3) Ivan Goncharov, Oblomov. Nikita Mikhalkov en a fait un film admirable (1980)

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