Par Albert GRIGORYAN
Senior Business Developer, ancien Délégué Pays & Directeur des Représentations d’Engie en Russie et en Ukraine (2012-2022)
Depuis 1988, l’histoire contemporaine de l’Arménie s’est écrite dans la douleur, la mobilisation et l’espoir. Le mouvement du Karabakh, né dans une Union Soviétique agonisante, a réveillé une conscience nationale longtemps étouffée. Ce fut le début d’un cycle intense de luttes et de transformations. Pour ma génération, née dans les années 1970, et pour nos aînés, ces événements ne sont pas de simples repères historiques : ils constituent la trame d’une vie entière marquée par des bouleversements fondateurs.
De l’arrivée de Gorbatchev au début du mouvement du Karabakh, du séisme de Spitak à la déclaration d’indépendance de l’Arménie, de la guerre du Karabakh à la victoire militaire de 1994, des désillusions aux répressions, des réformes constitutionnelles à la révolution de velours, jusqu’à la défaite de 2020 et la perte du Haut-Karabakh en 2023 – chaque étape a laissé une empreinte profonde dans nos esprits et sur notre peau. Nous avons connu la joie des victoires, l’amertume des échecs, et parfois même le doute face à notre capacité à nous relever. Et pourtant, à chaque tournant, le peuple arménien s’est tenu debout, animé par une force intérieure que ni les catastrophes naturelles, ni les conflits, ni les trahisons politiques n’ont pu briser.
Aujourd’hui, après trente-sept ans de mobilisations, nous nous retrouvons au point de départ – avec un Haut-Karabakh en moins et vidé de sa population arménienne. Ce constat douloureux appelle une réflexion lucide : voulons-nous poursuivre dans la voie d’un conflit éternel, pour lequel nous n’avons ni les moyens, ni le soutien de nos alliés ? Restons – nous dans la logique de confrontations impériales pour se faire instrumentaliser encore et encore par les mêmes ? Ou bien choisissons-nous une voie plus exigeante mais porteuse d’avenir : celle du respect du droit international, de la reconnaissance des frontières de nos voisins, et de la concentration de nos efforts sur le territoire souverainement reconnu de la République d’Arménie au service des arméniens, de nous tous, de toi qui me lis et de moi et des miens ?
La signature de la Déclaration de paix à Washington le 8 août 2025 entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, et l’accord entre Erevan et Washington marquent un tournant. Ce moment ne doit pas être interprété autrement qu’une opportunité de redéfinir notre trajectoire nationale. L’absence de la Russie dans ce processus et la dissolution du groupe de Minsk traduisent un réalignement géopolitique majeur, mais non une renonciation ou une capitulation. L’Arménie entame un nouveau dialogue avec Moscou (un dialogue d’une autre qualité), renforce ses liens avec l’Iran, développe des relations pragmatiques avec la Turquie, et s’ouvre résolument à l’Occident, notamment les États-Unis et la France. Bref, l’Arménie a juste ouvert les yeux et vu qu’elle avait des voisins réels.
Toute négociation sérieuse repose sur une analyse rigoureuse des rapports de force et des moyens disponibles en notre possession. L’Arménie ne peut ignorer les réalités géopolitiques et militaires du moment. Ce que nous n’avons pas pu obtenir lorsque le Haut-Karabakh était de facto arménien, il serait illusoire de croire pouvoir le reconquérir aujourd’hui, après sa perte territoriale, humaine et morale.Il y a des périodes de l’Histoire où les peuples peuvent influer sur leur destin, et d’autres où les marges de manœuvre se réduisent considérablement. Il y a des moments où certaines choses deviennent possibles, et d’autres où elles ne le sont plus. Le rattachement de facto du Haut-Karabakh à l’Arménie au tournant des années 1990 n’aurait jamais été envisageable sans l’effondrement de l’Union soviétique. Ce vide géopolitique a ouvert une brèche historique, que l’Arménie a su exploiter militairement, mais sans jamais parvenir à la traduire en solution politique durable.
Ce que nous avons manqué à cette époque, ce n’est ni bravoure ni détermination, mais juste de la lucidité. L’absence d’une stratégie réaliste, fondée sur une lecture claire des rapports de force et des équilibres régionaux, a conduit à une impasse. Nous avons cru que le statu quo pouvait durer indéfiniment et que le temps jouait en notre faveur. Or, l’Histoire ne fige rien. Elle avance, souvent brutalement, et punit l’immobilisme et les certitudes.
Aujourd’hui, la lucidité nous impose de reconnaître nos propres limites, mais aussi nos leviers (diplomatie, économie, diaspora, innovation). Nous devons tirer les leçons des erreurs du passé. Refuser de capitaliser sur les accords de Washington serait une faute stratégique comparable, voire plus grave encore. Cela exposerait l’Arménie à une reprise des tensions, à une nouvelle guerre, et à la perte de nouveaux territoires. Calmons nos émotions afin de regarder l’avenir avec pragmatisme et bon sens. Donnons du temps au temps, comme disait un Président français et construisons patiemment les conditions d’une paix durable, d’une souveraineté consolidée et d’un développement maîtrisé.
La paix ne sera durable que si elle s’accompagne d’une stratégie économique fondée sur l’équilibre et la souveraineté. La dépendance excessive à un seul partenaire, illustrée par la vulnérabilité du passage de Lars entre la Russie et la Géorgie, doit céder la place à une diplomatie économique plurielle. L’Arménie doit diversifier ses voies de passage vers le Sud (Iran, pays du Golfe) et vers l’Ouest (Turquie, UE, États-Unis). Le TRIPP (Trump Route for International Peace and Prosperity / voie multimodale : transport routier, ferroviaire, pipelines et fibre optique), traversant la province de Syunik, incarne cette ambition : transformer l’Arménie en un nœud logistique régional, générateur de royalties, d’investissements et d’infrastructures. Les investissements ne sont pas seulement un levier de développement — ils sont gages de paix.
La paix sécurise les échanges, attire les capitaux, relance les secteurs clés comme l’agriculture, les technologies, le tourisme et les énergies renouvelables. Certes, la paix ne se décrète pas uniquement par des accords diplomatiques ; elle se construit dans les faits, dans les territoires, dans les projets et surtout dans les têtes. Elle se consolide par la confiance des partenaires internationaux, par la résilience économique et par la capacité à offrir un avenir aux citoyens. Si elle s’accompagne d’un renforcement de la démocratie, d’une consolidation institutionnelle, d’un assainissement de la vie publique, d’une amélioration du fonctionnement administratif et d’un cadre juridique stable, l’Arménie peut alors aspirer à devenir un hub régional entre l’Europe, l’Union eurasiatique et le Moyen-Orient. A terme, l’Arménie peut devenir la petite Suisse du Caucase.
Reste à réinventer cette Arménie. Elle ne devra pas choisir entre Est et Ouest, Nord ou Sud. Elle doit choisir pour elle-même. Choisir ses priorités, ses partenaires, ses ambitions pour elle-mêmeet rien que pour elle-même. C’est tout. Après trente-sept ans de douleurs et d’espoirs, nous avons une opportunité unique : celle de bâtir un État souverain, équilibré, inclusif et tourné vers l’avenir sur lequel les arméniens prospéreraient sur place et pourraient même en attirer d’autres d’ici ou d’ailleurs. C’est une responsabilité collective. Soyons à la hauteur de notre histoire et de notre patrimoine plurimillénaire car l’Histoire punit celles et ceux qui sont trop sûrs d’eux. Pourquoi ? tout simplement parce que lorsque le petit pays ne s’empare pas de la Roue de l’Histoire qui passe devant sa porte, il le paie cash.
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