OPINIONS – Dépasser le manichéisme

Par Robert AYDABIRIAN

Entre les chants de victoire des uns et les analyses anti-pouvoir des autres il est difficile d’y voir clair et d’articuler des analyses cohérentes. Et pourtant, la route de la Raison et du bon sens existe. Encore faut-il savoir l’emprunter…

En catimini d’aucuns profitent des réseaux sociaux et de l’actualité pour étendre leur linge sale et régler des comptes dépourvus d’intérêt. Assembler sans discernement des faits et des propos entendus à Erevan et à Etchmiadzine, relevant de la théorie du complot, au profit de puissances étrangères et utiliser des éléments de langage remontant au passé n’autorisent pas, surtout sur des chaînes de radios grand public, à comparer le Premier Ministre de la République d’Arménie au Maréchal Pétain (vous avez bien lu, Pétain !!), et l’accord de Washington du 8 août 2025 aux accords de Munich de 1938 (vous avez bien lu, Munich !!). On se croirait revenir aux chroniques du « Petit Journal » de Sainte Faustine des années 1950.

Nous réalisons tous que la « route Trump » (TRIPP), résultat d’un compromis entre Donald Trump et Nikol Pachinian à propos de l’exploitation de ce tronçon traversant le territoire souverain arménien selon la législation en vigueur à Erevan n’est qu’un premier pas qu’il en appelle beaucoup d’autres qui restent à négocier. Par qui et dans quelles conditions ? Certes, bien sûr, entre Bakou, qui cherche à sortir blanchi de ses crimes et agressions, et Erevan qui a pensé depuis 1994 que la victoire militaire de l’époque lui apporterait la paix éternelle, que les Arméniens n’avaient aucune concession à faire ou précaution à prendre pour éviter que la catastrophe de 2020 et l’abandon total du Haut-Karabakh ne se produisent. On connaît la suite.

N’empêche que l’intervention des Etats-Unis dans l’ancien pré carré russe caucasien pose problème et nous oblige plus que jamais à trouver langue avec Poutine, lequel n’ose pas s’opposer frontalement à Trump, son interlocuteur privilégié dans la recherche d’un règlement du conflit ukrainien en sa faveur. Dans ce contexte, les tenants des ex-empires iranien et ottoman, ont eux aussi à contribuer à l’établissement de la paix et à stabiliser la région de manière durable. Et si les discussions avec les dirigeants de ses trois anciens empires nostalgiques de la grandeur d’antan venaient à échouer, l’extension des conflits actuels pourrait débordée sur des espaces géographiques comprenant l’Arménie.

En attendant les acteurs de la société arménienne et les principales organisations de sa diaspora seraient bien inspirés de sortir du manichéisme ambiant, de retrouver le sens de la nuance et du discernement, mettant fin aux anathèmes et aux soupçons de conspiration.

Car tout compte fait, deux narratifs s’opposent aujourd’hui dans le débat public arménien, si celui-ci existe : 

– celui du flux : l’Arménie sans frontière mais qu’avec des fronts et dont l’étendue évolue au gré de la volonté de la Russie, qui ne fixe rien en bonne logique impériale mais parle de mouvement géopolitique pour mieux instrumentaliser les Arméniens. Cette Arménie n’a pas de pouvoir mais qu’une autorité déléguée. Là ce qui prime c’est la norme par l’excès, avec l’Église et la FRA en tête, dont le but est d’atteindre un seuil de légitimité sur la scène internationale en imposant sa conception de la Justice, ses normes excessives et outrancières. Est-ce que cela peut marcher ? Non, pour deux raisons : d’une part le système international s’oppose à leur prophétie, d’autre part, les ressources arméniennes sont inférieures au maximalisme de la demande de justice absolue.

– celui du stock : l’Arménie sans front mais qu’avec des frontières et qui veut se construire au nom de sa propre volonté et se caler sur ses institutions et un peuple présent sur place pour éviter toute instrumentalisation extérieure. Cette Arménie veut construire un pouvoir avec autorité. Ici ce qui prime c’est l’excès de la norme, c’est-à-dire atteindre un seuil de souveraineté en faisant tout pour imposer la loi universelle du Droit sur une population dépourvue de traditions de souveraineté et qu’il va falloir maintenir sur place et préparer aux épreuves de la citoyenneté et de l’État de droit. Est-ce que cela peut marcher ? Oui, là aussi pour deux raisons : d’une part, le système international apportera tout son soutien à cette entreprise de reconstruction des âmes et du pays, d’autre part, aux décideurs arméniens d’adapter leur message aux réelles potentialités de leur peuple.

Toute la difficulté est de surmonter ces deux narratifs, celui de l’Arménie céleste ou historique et celui de l’Arménie réelle et responsable… Est-ce possible ? Oui, par la nuance et l’inclusion, par la concertation et le débat public mais aussi par le rejet du manichéisme et des anathèmes gratuits sans effet si ce n’est celui de démobiliser les bonnes volontés. En se mettant au service du peuple souverain, de l’État et non au service d’une puissance tierce et impérialiste qui entend transformer l’Arménie en colonie, l’avenir de l’Arménie peut s’écrire dans la sérénité et la paix. Mais ce ne sera la fin d’un cycle ou la paix absolue mais plutôt le début d’une nouvelle entreprise d’effort collectif et individuel car la paix est une plante que l’on doit arroser sans cesse.

À ce propos, j’ai lu avec attention deux séries d’analyses produites par deux universitaires, l’un journaliste et politiste, l’autre historien et diplomate qui observent, décryptent et publient sur l’histoire de la question arménienne, les guerres et les relations internationales depuis des décennies. Ils se sont engagés, jadis, dans la Cause arménienne et participent aujourd’hui de manières différentes au débat stratégique arménien. Leurs réflexions sur l’accord de Washington, publiées ici ou là, sont méthodiques, rigoureuses et honnêtes. Ils n’insultent personne et surtout pas l’avenir. Ils ne font l’apologie de personne, d’aucun régime mais en observateurs professionnels, ils croient à l’idée de l’Arménie libre et indépendante. Ils parlent de souveraineté, de respect de l’État de droit, de réformes institutionnelles, de liberté d’expression, d’élections démocratiques, de lutte contre la corruption et du renforcement des fonctions régaliennes de l’État : justice, finance, défense, éducation et santé. ils ont des idées plein la tête et surtout un esprit rationnel et du bon sens. Bien entendu, ils ne sont pas les seuls à en être dotés mais le temps est venu de mettre en avant l’attitude de celles et ceux qui nourrissent le débat avec nuance et responsabilité au plus proche de l’objectivité.

À l’image des autres composantes qui constituent l’humanité, le monde arménien évolue dans un environnement complexe. Le développement des nouvelles technologies et le retour de la guerre de haute intensité angoissent les esprits et affectent les comportements. Les prédateurs du nihilisme arménien, qu’ils soient d’inspiration religieuse ou séculière, sont en fait les vrais ingénieurs du chaos pour reprendre le titre d’un auteur à succès. Ils espèrent agir sur les mentalités, ici comme au pays, et tentent de les soumettre à leur dogme mis à jour régulièrement dans leurs temples ou palais pourtant désertés par le peuple. Ces marchands de rêves répandent en fait dans le monde réel les germes du cauchemar national en jouant sur la peur, la conspiration, la solitude de l’Arménie et le fantasme. Les Arméniens, morts ou vivants, hier ou aujourd’hui, seniors ou jeunes, du pays ou d’ailleurs, méritent mieux qu’une litanie morbide de lieux communs, de pensées creuses et de slogans sans fondement. L’Arménien n’est plus un enfant – l’a-t-il été un jour ? – c’est un adulte qui exige le respect. Ayons le souci de la cohérence et de la responsabilité. Les « deux en un socratique » poussent à être cohérent avec soi-même et à faire vivre la pluralité dans l’action collective. Plus que jamais le « Nous » doit faire corps avec nos intellectuels, nos étudiants, nos Hayastantsis et nos Spiurkahays. 

Ne laissons pas l’incompréhension l’emporter et provoquer des dégâts irréparables. Il est urgent de nous rassembler pour élaborer nos plans d’action et de communication, et de défendre l’État et le peuple souverains en un moment plus critique et plus prometteur que jamais.

St Chaffrey, le 22 août 2025

Éditorial