« Comment penser la nation, l’Etat et l’histoire »
Rencontre et échange avec Jirair Libaridian
Historien, diplomate, négociateur pour la normalisation
des relations arméno-azerbaidjanaises et arméno-turques
du président Lévon Ter Petrossian
Rencontre organisée par « Nor Haratch »
au Yan’s Club, le 17 avril 2025
Malgré les vacances scolaires et la semaine des Pâques, une cinquantaine de personnes ont assisté à cette rencontre. Après les remarques préliminaires de M. Libaridian, un échange franc et ouvert a eu lieu avec l’assistance, qui s’est poursuivi lors du repas. Notons que la soirée s’est déroulée en arménien et en français. La traduction vers le français a été assurée par Mme Isabelle Kortian qui avait gracieusement accepté cette mission.
Pour commencer, Jiraïr Libaridian a exposé quelques concepts et posé plusieurs questions susceptibles de servir de thématiques pour les échanges, avant de répondre aux questions des personnes présentes.
Comme le titre de cette rencontre indiquait, il a rappelé les concepts de base : ceux de nation et d’État et des relations entre les deux. Dans la littérature internationale et dans les relations internationales, il est courant de parler d’état-nation, à savoir un État forgé par la nation et une nation qui se construit à travers un processus d’étatisation. L’État crée aussi la nation. C’est un processus qui va dans les deux sens. À ce sujet, il a rappelé le titre de l’œuvre d’un de ses professeurs à l’université, Eugene Weber, qui est devenu un classique : “Peasants to Frenchmen : The Modernization of Rural France, 1870 to 1914,” (Des Paysans aux Français : La modernisation de la France rurale, 1870-1914.)
En revanche, en ce qui concerne les Arméniens, lorsqu’ils évoquent le mot « nation », cela revêt un sens différent. Pourquoi ? Tout simplement parce que pendant très longtemps, les Arméniens ayant vécu sans État et sans indépendance, de plus, ayant vécu dans un environnement où la religion majoritaire était l’islam, le sens de « nation » est entendu comme une « communauté religieuse ».
La nation, l’azg/ազգ, n’a pas de frontière. Seul l’État a des frontières. Cela signifie que ce sont des structures ayant deux attributs différents. Si trois Arméniens décident de construire une église en Chine, cela fera partie de la nation. Alors, à ce niveau la question de la responsabilité se pose. Elle est importante puisque quand on construit une église arménienne en Chine, la nation ne porte pas responsabilité politique pour cette structure. C’est l’État chinois qui en est responsable. Tandis que si c’est en Arménie, c’est l’État arménien qui est, finalement, responsable.
Pour la nation, ce qui est important c’est la culture, l’histoire et l’identité, qui prédominent. Tandis que dans le concept d’État, c’est la question de la sécurité, du bien-être, et de l’avenir du peuple qui ont évidemment la primauté. Partant de là, on peut évaluer et envisager différemment les relations Diaspora-Arménie.
Premièrement, la nation n’a pas de limite à son imagination et à sa volonté, tandis que dans le contexte d’État, il y a des limites pour la population qui habite dans l’État, car pour eux, c’est la réalité politique et économique, dans le contexte des rapports internationaux et régionaux.
Deuxièmement, si les Arméniens ont un État, qu’en sera-t-il de son indépendance ? Sera-t-il indépendant ou dépendant ? Cette question a une portée existentielle. Si l’existence de l’État n’est assurée que via l’aide extérieure, alors il est impossible d’être indépendant. Et dans le cas arménien, l’aide extérieure, bien entendu, ce sont les pays tels que : la Russie, l’Europe, les États-Unis, des États qui sont, dans leur représentation, des États chrétiens. Ce qui signifie que le rapport au monde, dans ce cas-là, reste religieux.
Le troisième point qui découle des deux premiers est la question de savoir si les Arméniens ont un rôle à jouer dans la construction de cet État et de son histoire. S’ils se perçoivent comme des victimes et uniquement comme des victimes, des victimes du passé, des victimes potentielles au présent et dans l’avenir, cela signifie qu’ils ne participent pas à leur propre histoire. Ils ne sont que des victimes, et les victimes n’ont pas d’histoire, elles n’ont que la mort. Leur histoire est plutôt une victimologie and martyrologie.
S’ensuit la question de la représentation qu’ils ont d’eux-mêmes d’après ce qu’ils disent et ce qu’ils font, ce qu’ils ne disent pas qu’il aurait fallu dire, ce qu’ils ne font pas qu’ils auraient dû faire. Quels rôles ont joué ces narratifs, ces actions dans leur histoire ? Les Arméniens ont-ils une responsabilité dans ce qui leur est arrivé ?
Enfin, Libaridian a posé la question qu’on se pose rarement : quand est-ce que, pour la dernière fois, une institution ou une organisation arménienne a-t-elle reconnu une quelconque responsabilité pour ses erreurs ?
D’autres questions fondamentales ont aussi été soulevées : d’abord, l’internationalisation de la question arménienne a-t-elle apporté un quelconque avantage ou bienfait, depuis les traités de San Stefano et de Berlin en 1878? Au cours de l’histoire, qu’est-ce que les puissances occidentales ont donné lorsque les Arméniens se sont adressés à elles? Qu’ont-elles fait exactement ? Les ont-elles sauvés d’une quelconque catastrophe ?
Le bilan de l’histoire est que l’Occident est venu en aide aux Arméniens lorsque le malheur était déjà arrivé. C’est a posteriori que les puissances étrangères auxquelles ils se sont adressés leur ont apporté une assistance humanitaire : elles ont envoyé des tentes, les ont sauvés de la famine, ont ouvert des orphelinats. Mais de la catastrophe même, elles ne les ont pas sauvés. Peut-être qu’elles en ont même été une des raisons. Ce jugement est peut-être sévère, mais il lui semblait que c’est la vérité.
Encore deux points. Le premier : l’Arménie est-elle en danger aujourd’hui ? Si oui, de quel danger s’agit-il ? Que faudrait-il faire en tant que diaspora, en tant qu’organisation ?
Et la dernière question, pour les Arméniens qui sont fier de tirer des leçons de l’histoire, qu’ont-ils appris de la guerre de 2020 et de la perte de l’Artsakh en 2023 ?
Après ce court exposé, la discussion s’est poursuivie sous forme de questions-réponses. Pour ceux que cela intéressent, ci-dessous le lien pour regarder la vidéo de cette rencontre franche et instructive.
« NH » ■
Pour visionner la vidéo de l’événement :
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