OPINION – La question des réfugiés et déplacés arméniens sur la sellette

par Marc DAVO

Je passais par Place de la République à Erevan pour pendre le métro, la semaine dernière, lorsqu’un attroupement important devant le siège du gouvernement a attiré mon attention. J’ai changé de direction pour me diriger vers la foule rassemblée sur le trottoir. Levon Hayerian, porte parole d’une association de réfugiés de Hadrout, haranguait les présents et réclamait des soutiens au retour des réfugiés et déplacés.

La question des réfugiés et populations déplacées de force refait surface de temps en temps en Arménie, mais pas suffisamment. Récemment, 9 associations arméniennes se sont réunies pour rappeler à qui veut les entendre leur situation. Dans une lettre adressée aux gouvernements et aux institutions internationales concernées, ce collectif fait écho à la volonté des réfugiés de retourner dans leurs foyers et demande des garanties. 

>>>  Le cas des réfugiés azéris a été adroitement traité par Bakou

Dès l’apparition du phénomène de déplacement forcé de la population qu’il soit azéri ou arménien, débuté à la suite du mouvement de contestation au Nagorno-Karabakh en 1985 et plus visiblement en 1988, les autorités de Bakou, de quel bord qu’elles soient, post-communistes ou affiliées au Front populaire d’Abulfaz Eltchibey, ont placé le problème des réfugiés au centre de leurs préoccupations. Elles l’ont adroitement utilisé comme argument politique contre les Arméniens. 

Pour ce faire, le gouvernement de Bakou a gonflé le chiffre des réfugiés azéris dans leur ensemble, en additionnant ceux venant d’Arménie, de la RANK (Région autonome du Nagorno-Karabakh) et des districts limitrophes, pour présenter le chiffre percutant d’un million de réfugiés, alors qu’en réalité il est moindre. 

Sur le plan interne, Bakou ne s’est pas précipité de les intégrer au sein de la société. La situation de la majeure partie de cette population est restée ambiguë. Les médias publics ont régulièrement commandé des reportages sur la situation des réfugiés, alimentant l’idée d’un désarroi frappant “cette malheureuse population”, alors que les pétrodollars s’accumulaient au trésor public pour acheter armes et munitions russes, israéliennes et turques. Dans une phase ultérieure, une politique d’installation des réfugiés venus de la RANK et des 7 districts environnants a consisté à créer plusieurs villages tout le long de la ligne de contact (ligne séparant les forces arméniennes de celles d’Azerbaïdjan), pour donner l’impression à cette même population qu’elle était près de “ses terres” et qu’elle y retournerait une fois la revanche réalisée.   

Sur le plan externe, les négociateurs azéris, contrairement à ceux sensés  plaider plus fermement la cause des réfugiés arméniens, ont constamment mis sur la table la question de leurs compatriotes ayant quitté les territoires sous contrôle arménien. Par exemple, dans la proposition du groupe de Minsk en novembre 1998, de créer un “Etat commun” (Haut-Karabakh-Azerbaïdjan), l’une des clauses concernait le retour des Azéris à Chouchi (il est vrai qu’il a été question également du retour des Arméniens -chassés  suite à l’opération combinée russo-azérie de ‘l’Anneau”-,  au district de Chahoumian). Par la suite la question est restée d’actualité dans tous les scenarii envisagés.

>>> Les négligences dans le traitement du sort des réfugiés arméniens

Le contre-exemple arménien dans ce domaine est frappant. Le cas des réfugiés arméniens a été systématiquement relégué au second plan. On se souvient des pogroms anti-arméniens organisés par les Azéris, à Bakou,  Soumgaït ou Ganja poussant plus de 300 000 à 400 000 Arméniens à quitter leur foyer et à se disperser un peu partout dans la région (l’historien Manuel Sargsyan évoque le chiffre de 500 000). 

Proportionnellement, peu de gens sont venus s’installer définitivement en Arménie et au Haut-Karabakh. Serge Amirkhanian, ancien directeur du repeuplement d’Artsakh m’avait cité (voir Nor-Haratch Hebdo du 16 févr. 2023, p 5) l’exemple de l’échec du projet de réinstallation de toute la population ayant fui  la zone Chahoumian. Aucune leçon n’en a été tiré pour d’autres groupes de réfugié. Le territoire d’Artsakh est resté sous-peuplé. Au cours des années passées, deux pays étendus du Moyen-orient, l’Iraq, puis la Syrie et son voisin le Liban, comprenant d’importantes communautés arméniennes, ont connu des crises qui ont incité les membres de ces communautés à émigrer. La modicité des incitations au retour en Arménie/Haut-Karabakh, si jamais elles ont eu concrètement lieu et la médiocrité des conditions de vie et d’accueil tant économiques qu’administratives étaient telles qu’une bonne partie des candidats au repeuplement a été dissuadée ou a quitté le Haut-Karabagh après un court séjour.

Les gouvernements de Robert Kotcharian et de Serge Sarkissian portent une lourde responsabilité dans cette affaire.  Et pourtant, M. Kotcharian, lors de l’une de ses visites à Paris en 2003, a déclaré devant le public arménien, qu’ « il n’avait pas oublié (les Arméniens) du Chahoumian et qu’il pensait à leur sort … ». 

Lors d’un entretien à Stepanakert, David Babayan, alors ministre des Affaires étrangères, a reconnu l’importance stratégique de la démographie en Artsakh. Il s’est interrogé distinctement devant moi : “si la population du pays dépassait plus de 500 000 personnes, aurions-nous le même genre de pression de la part de l’ennemi et autant d’indifférence du côté de la communauté internationale ?”. J’aurais dû lui rappeler que la diaspora a mis la main à la poche dans la mesure de ses possibilités financières, mais toutes ces sommes d’argent n’ont pas servi à développer l’économie pour rendre le pays attractif; une partie étant “volatilisée” par les ponctions opérées par la corruption locale.

>>> La résurgence d’une récente revendication arménienne

Il a fallu attendre le départ forcé des habitants de Chouchi et de la région de Hadrout pour que le sort des réfugiés soit de nouveau évoqué. Le collectif des ONG a adressé une lettre aux dirigeants arméniens, azéris et russes. Il souligne qu’après 1990, des dizaines de milliers d’Arméniens de la région de Chahoumian et de Getachen ont été forcés par l’Azerbaïdjan de fuir. Il rappelle qu’au point 7 de la déclaration du cessez-le-feu du 9 novembre 2020, les signataires de ladite déclaration sont tenus d’assurer le retour des réfugiés du Haut-Karabagh et des déplacés internes sous la supervision du HCR. Or, jusqu’à aujourd’hui, le retour n’a pas eu lieu. La lettre demande à Ilham Aliev de reconnaître les droits des réfugiés arméniens. Elle demande aussi au président Poutine d’être le garant de ce retour et de la réinstallation de cette population. Enfin, elle demande au Haut-Commissaire Filippo Grandi, d’organiser et de contrôler les opérations de retour.

Invitée à la première chaîne de la télévision publique, la militante Hranouche Kharatիan a souligné le manque de perspicacité des gouvernements d’Erevan dans la question des réfugiés et déplacés arméniens d’Azerbaïdjan, contraints d’abandonner tout, alors que les déplacés azéris d’Arménie avaient pu quitter le pays avec leurs biens, sans être inquiété pour leur vie. Cette population est “perdue”, dispersées dans plusieurs pays (Arménie, Russie, …), suggère-t-elle. Si les pouvoirs publics en Arménie sont restés discrets sur cette question morale et hautement politique, sans réclamer des comptes à Bakou, il ne faut pas s’attendre que d’autres s’en soucient véritablement.

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Une lueur d’espoir vient cependant du Parlement européen. Dans sa 2ème résolution, le 14 mars dernier, il est question non seulement du retour des réfugiés du Haut-Karabagh, mais aussi de ceux d’autres localités. Cette formulation laisse entendre que sont également concernés  les réfugiés du Chahoumian et de Getachen. C’est en soi un point très important  en faveur des réfugiés arméniens. Passé sous silence par les médias arméniens, c’est l’analyste Hovsep Khourchudian qui fait remarquer cet aspect positif dans son intervention sur Noyan Tapan News, le 16 mars dernier. 

Au lieu de ressasser des slogans vides de sens comme le rassemblement de tous pour la lutte, on ne sait comment, pour quoi ou contre quoi, qu’on entendait dans les meetings organisés par Ruben Vardanian, voici une initiative du collectif des 9 ONGs qui revendique des mesures concrètes et soulève de vrais problèmes.