Par Marc DAVO
A la surprise générale, disent les médias, mais pas tellement pour ce qui concerne les chancelleries et services de renseignement, un regroupement de jihadistes soutenu par la Turquie a, vers le 27 novembre dernier, pris d’assaut Alep. Le régime de Bachar al-Assad avec l’aide de la Russie, de l’Iran et son proxy libanais, le Hezbollah avait réussi, à l’époque, à récupérer cette ville du nord-ouest, à l’exception d’Idlib.
>>> 1- La progression fulgurante des jihadistes
Les combattants réunis autour du noyau des islamistes de Hayat Tahrir al-Sham, dirigé par Abu Mohammad al-Golani, après la prise de la 2e ville de la Syrie se sont dirigés principalement vers la conquête des grandes villes en direction de Damas. Le bombardement aérien de la zone le 29 novembre, par l’aviation du régime aidée par les Russes ne les a pas empêché de percer les lignes de l’armée régulière, en débandade. Hama, ville célèbre pour ses norias est tombée le 5 décembre, suivie de Homs le 7 décembre, noeud de communication stratégiquement important, car il permet l’accès au littoral où se situe le bastion alévite, minorité chiite dont est issue la famille al-Assad, ainsi que les bases militaires russes de Tartous et de Lattaquié. Finalement le 8, la capitale Damas est abandonnée par Bachar al-Assad en fuite.
>>> 2- Les alliés impuissants
Au déclenchement de la contestation du régime de Bachar al-Assad en 2011, dans la droite ligne du «printemps arabe» qui a secoué certains régimes autoritaires voire dictatoriaux arabes, la Russie et l’Iran avec le Hezbollah libanais se sont empressés de venir soutenir le régime chancelant d’Assad. Celui-ci a pu se maintenir au pouvoir. A la suite de la tournure qu’a prise l’offensive djihadiste actuelle, Moscou et Téhéran ont, le 2 décembre, annoncé leur appui au régime, sans toutefois avoir mis tous les moyens pour stopper l’avance des forces rebelles.
Les récents événements du Moyen-orient provoqués par l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023 contre l’Etat hébreu, ont été également marqués par la quasi-décapitation de la direction du mouvement chiite pro-iranien au Liban par Israël. Simultanément, les hésitations au sein du régime iranien, ainsi que les difficultés de la Russie embourbée dans sa guerre en Ukraine ont laissé le gouvernement de Damas très exposé. De surcroit, ce dernier est resté dépourvu du soutien interne en raison du mécontentement de la population et de la faiblesse des forces armées gangrénées par la corruption et fragilisées par la démotivation.
>>> 3- Le parrainage turc
Dès le début de l’éclatement de la crise syrienne, les dirigeants d’Ankara ne sont pas restés les bras croisés. Recep Tayyip Erdogan et les partisans du néo-ottomanisme considèrent que la Syrie fait partie de l’espace où la Turquie a son mot à dire. Jadis, au temps d’Atatürk, certaines régions de la Syrie, de la même manière que le Nord-Iraq, étaient considérées comme devant faire partie de la République turque. En outre, Ankara a suivi très attentivement l’évolution des mouvements kurdes au-delà de sa frontière méridionale.
Dans ces conditions, un modus vivendi provisoire a été trouvé avec la Russie de Poutine dans la gestion de la situation critique post-contestation en Syrie, dans le cadre du format d’Astana (mai 2017) auquel a été associé l’Iran. De là, la Turquie a supporté la présence russe et iranienne. En occupant certaines régions au nord de la Syrie par groupes islamistes interposés (Idlib), elle a attendu le moment propice pour étendre son influence.
La neutralisation de l’élément Hezbollah et la forte pression israélo-arméricaine sur le régime de Téhéran, d’une part et d’autre part, l’affaiblissement des moyens de Moscou ont laissé le champ quasiment libre pour que la Turquie avec l’approbation des Etats-Unis, mais sans doute sous conditions, réalise le projet de mise à l’écart du régime de Bachar al-Assad. Ruben Safrastian, spécialiste de la Turquie à l’Académie Nationale arménienne, estime sur la plateforme d’information CivilNet que les autorités turques ne souhaitaient pas la chute d’al-Assad mais son affaiblissement. Les événements survenus ont démontré le contraire.
Le parrainage turc a pour ambition d’éliminer ses concurrents iraniens et russes de cette zone, ce qui convient à Washington et prévenir le renforcement éventuel des liens entre Kurdes et Israël susceptible de constituer une menace au sud/sud-est de la Turquie.
>>> 4- Les conséquences éventuelles pour le Sud-Caucase et l’Arménie
L’installation d’un pouvoir islamiste pro-turc à Damas ne sera pas sans conséquence sur le Sud-Caucase, surtout que des éléments militaires azéris ont été partie prenante dans les opérations sur le terrain en Syrie. Les forces azéries engagées dans le dispositif turco-djihadiste ont acquis de l’expérience. D’ailleurs, une manoeuvre militaire turco-azérie est prévue au Nakhitchévan.
L’organe médiatique de l’Etat turc, TRT, rapporte en substance que la Turquie rendra Damas à ses véritables propriétaires et bientôt elle ira au corridor de Zanguezour. Dans cette entreprise, l’Azerbaïdjan ne sera certainement pas inactif.
La bêtise du Kremlin d’abandonner son fidèle allié, l’Arménie et de sacrifier le Haut-Karabakh, le point le plus russophile dans la région selon les experts, doivent montrer aux Arméniens qu’il n’y a pas de salut venant du Nord. Il en sera de même du côté du sud, contrairement à ce que croient les experts autoproclamés iranologues arméniens. A cet égard, que fait le conseiller du guide suprême de la République islamique, Ali-Akbar Vélayati ? Il se réjouit de la décision d’effectuer des manoeuvres militaires communes irano-azerbaïdjanaises non loin des frontières de l’Arménie. Le jour où la menace turco-azérie sera réelle, on se demandera pourquoi le pouvoir s’est contenté de tergiverser et, de reculade en reculade, d’éviter de répondre favorablement à la proposition américaine au printemps 2021 de signer un accord de coopération stratégique à l’instar de celui que les Etats-Unis avaient conclu avec la Géorgie. Dans les circonstances actuelles, quoi qu’on dise, seul l’Occident est en mesure de retenir la voracité des ennemis.
>>> 5- L’indifférence incompréhensible du gouvernement d’Erevan
Il est vrai que la crise syrienne avait incité beaucoup d’Arméniens, notamment ceux d’Alep à quitter la zone et pour certains à prendre le chemin de l’Arménie. Plusieurs familles s’étaient installées à Erevan mais aussi au Haut-Karabakh et ont apporté leur contribution active à la dynamisation de l’économie. Cependant, d’autres, sans doute par manque de moyens, avaient préféré rester en Syrie. De 5 à 6000 Arméniens s’y trouveraient, selon certaines estimations.
Après la prise d’Alep par les jihadistes, le personnel du consulat arménien a quitté les lieux et plusieurs familles arméniennes et celles appartenant aux minorités religieuses se sont déplacées. Face aux islamistes de confession sunnite, même les chiites craignent des exactions. Les lieux saints chiites sont remplis de population alévite effrayée, comme on peut voir sur certains réseaux sociaux, en dépit des annonces rassurantes des rebelles qui ont adopté une communication habile pour la circonstance.
Les Arméniens de Syrie n’ont pas oublié les menées anti-arméniennes lors de la précédente prise de la ville par les islamistes. En conséquence, quelques familles ont déjà sollicité une aide pour pouvoir se rendre en Arménie, mais il semble que les autorités n’aient pas réagi. Des initiatives privées ont permis donc de réunir la somme nécessaire pour leur permettre de prendre l’avion à destination d’Erevan, souligne Davit Grigorian (plateforme d’information) dans sa communication, le 6 décembre.
Il est inquiétant que le gouvernement ne se mobilise pas pour prendre des mesures appropriées, afin de venir en aide aux compatriotes qui se sentent menacés. Il a beau ressasser son désire de conclure une paix, mais l’ennemi reste sourd aux sollicitations. De son côté, le Parlement passe son temps dans des querelles superficielles et stériles, alors qu’il aurait dû demander la création d’un comité interministériel à des fins d’aide à la population concernée. Alors que l’Occident pousse Nikol Pashinyan à se positionner par rapport au bouleversement de la configuration géopolitique, la pusillanimité, l’indétermination, la tendance à vouloir jouer à cache-cache semblent guider l’esprit du pouvoir en place. ■
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