Par Marc DAVO
Un monde semble s’éteindre et un autre en train de naître. Alors qu’on traverse une période de grande incertitude due à la volatilité de la conjoncture internationale, la recomposition de l’ordre mondial est en marche sous nos yeux. Le recours à la force n’étonne plus personne.
Les relations internationales basées naguère sur le droit sont remises en cause. Les grandes puissances, à commencer par l’Amérique de Donald Trump, donnent actuellement un mauvais exemple. Le président américain annonce vouloir prendre le Groenland ou le Panama, ou rebaptiser le Golfe du Mexique en Golfe des Etats-Unis. La Russie envahit l’Ukraine pour reconstituer son empire d’antan ou encore la Chine envisage d’occuper Taiwan comme elle a réalisé sa mainmise sur le Hong-Kong, il y a quelques années. Ces contre-exemples présagent un monde où le recours à la force devient une pratique courante. De telles attitudes ne seraient-elles pas un encouragement à Recep Tayyip Erdogan ou Ilham Aliev qui appelle l’Arménie, « l’Azerbaïdjan occidental », pour passer à l’acte ? Et la Russie continue de considérer le Sud-Caucase comme son arrière-cour.
>>> À n’en pas douter, le Kremlin est à la manœuvre
Ragaillardi par le changement d’attitude de l’administration Trump, le Kremlin s’emploie à mobiliser ses affidés pour reprend le terrain perdu dans le sud-Caucase.
Les médias évoquent abondamment la guerre hybride que la Russie de Poutine mène à l’endroit des pays de la sous-région ou plus largement, de son « étranger proche », terme banni d’ailleurs par les diplomates occidentaux. C’est en fait des opérations hybrides visant à contrecarrer, manipuler, réorienter, influencer, … le dessein choisi par les populations de ces pays. Parmi les trois capitales sud-caucasiennes, seul Bakou, profitant du soutien d’Ankara et de l’ambiguïté des Occidentaux, parvient adroitement à manœuvrer entre Moscou et l’Occident.
– En Géorgie, pays très enclin à se rapprocher de l’Europe, mais blessé par l’amputation d’une partie de son territoire (annexion par la Russie de l’Abkhazie et de l’Ossétie du sud en 2008), les leviers utilisés par Moscou ont permis, notamment lors des élections de 2012, l’arrivée au pouvoir à Tbilissi d’un parti pro-russe, « le rêve géorgien » d’Ivanichvili. Les prises de position de ce dernier ont provoqué l’ire de l’UE (Union européenne) et un sentiment d’irritation à Washington. Erevan suit attentivement l’évolution de la situation à Tbilissi tant du côté du gouvernement que dans la société géorgienne dont une partie conteste les choix politiques des autorités.
– En Arménie, la Russie dispose d’énormes moyens d’influence non seulement, dans les domaines politiques, économiques, médiatiques et militaires, mais aussi au sein de l’administration et jusque dans les cercles rapprochés du pouvoir actuel. Le Kremlin est en mesure de dicter directement son ordre du jour aux forces politiques arméniennes qui lui sont obéissantes de tout point de vue. L’un des hommes politiques bien connu de l’écurie poutinienne est l’ancien président Robert Kotcharian, qui n’hésite pas à affirmer publiquement sa préférence pour l’intégration de l’Arménie dans « le projet » d’Etat d’Union, sorte de recréation mutatis mutandis de l’empire russe. Cette intégration équivaudrait, de fait, à la disparition de la souveraineté et de l’indépendance de l’Arménie. Les médias indépendants soulignent régulièrement cet aspect et les conséquences néfastes d’une recolonisation du pays.
Il est étonnant qu’une partie de l’opinion publique arménienne, certes minoritaire, mais suffisamment affirmée, admet une telle option, sans se rendre réellement compte de ce qui adviendra de grave en termes de perte d’identité nationale, culturelle, linguistique pour les générations futures. C’est avec raison que René Dzagoyan s’interroge dans le numéro 326 des « Nouvelles d’Arménie Magazine » sur le bienfondé du « salut de l’Arménie (qu’exigent certaines forces pro-russes par) un retour au traditionnel protectorat moscovite ».
>>> Le Kremlin adopte des mesures concrètes
C’est dans ce cadre de réactivation du dispositif d’extension de l’influence russe en Arménie que Robert Kotcharian aurait effectué récem-
ment un déplacement à Moscou, où, selon certaine presse, il aurait rencontré Vladimir Poutine. Celui-ci a par ailleurs, désigné Sergey Kirienko, ancien Premier ministre (1998) et ex-secrétaire d’Etat à l’énergie nucléaire de Russie, comme le coordonnateur d’une cellule chargée des affaires arméniennes. La mécanique semble rationalisée et centralisée pour « dompter » l’Arménie qui « a osé montrer ses velléités de rapprochement avec l’UE ».
À cet égard, les forces pro-européennes sont prises pour cible. Le parti « La République », dirigé par Aram Sarkissian, qui plaide urbi et orbi en faveur d’une réorientation pro-occidentale de la politique étrangère, a fait l’objet de manigance et de pression, afin que son image soit ternie. Des incidents ont été provoqués par les sbires à la solde du « parti de l’étranger » dans une municipalité de la banlieue d’Erevan et les organes de presse de l’opposition pro-russes ont présentés les incidents comme le résultat de « la corruption et de la brutalité » de ce parti qui dirige la mairie en question. Le maire de cette localité avait organisé une aide humanitaire aux habitants de Boutcha (Ukraine) dont la population avait subi un massacre horrible par les troupes russes.
On assiste également à la multiplication de médias et plateformes d’information qui, en réalité, sous couvert de médias indépendants et pro-occidentaux, reprennent les narratifs russes. « Euromedia24 » récemment apparu semble appartenir à cette catégorie.
Dans ces conditions, le pouvoir à Erevan, hésitant, voire craintif, semble intégrer l’idée d’une amélioration des relations avec Moscou. C’est en réalité admettre que la Russie est un « État-Civilisation » (terme employé par le régime moscovite signifiant que la Russie fait partie des grandes puissances et doit ainsi avoir sa zone d’influence). La presse a fait état d’une information au sujet du gouvernement qui a donné des instructions à ses administrations en vue d’intensifier leurs contacts avec les interlocuteurs russes. Est-ce la perspective des élections parlementaires de 2026 qui inquiète le gouvernement ?
Le général De Gaulle, lorsque Pierre Pflimlin, alors président du conseil des ministres de la IVe République, était venu le voir, a dit ouvertement à
ce dernier qu’« en règle générale, quand on est au pouvoir, c’est pour y rester ». Il est donc normal que le Premier ministre s’efforce de rester au pouvoir. Cependant, Nikol Pachinian sait que sa politique menée depuis 7 ans a suscité des mécontents même au sein de son électorat acquis ou potentiel. La « machine de guerre hybride » russe s’active d’ores et déjà et atteindra sa vitesse de croisière à la veille des élections. De toute manière, la majorité au pouvoir passera sous les fourches caudines, et l’échec du gouvernement aux élections n’est pas exclu.
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Si la guerre d’Ukraine se poursuit, l’attention et les ressources de la Russie seront concentrées sur cette zone. Le jour où cette guerre s’arrêtera, il est fort possible que Moscou mobilise ces mêmes ressources, toutes proportions gardées, pour s’occuper du Sud-Caucase dans une situation moins contrainte. Le salut de l’Arménie se trouve en Europe où les avantages sont plus conséquents que la (re)vassalisation sous l’égide du Kremlin.
Au lieu de créer une structure administrativo-politique chargée des relations avec l’UE, entourée d’experts compétents venus de la diaspora, la gestion des relations avec l’UE est confiée au Vice-Premier ministre Mher Grigorian qui supervise les relations de l’Arménie avec les membres de l’Union économique eurasiatique, un cadre de coopération dominé par Moscou. A maintes reprises, les autorités russes ont rappelé aux Arméniens l’incompatibilité pour l’Arménie de faire partie de l’UE.
En tout état de cause, entre les trois pays du Sud-Caucase, l’Arménie subit le plus le poids de l’influence russe. Est-ce pour cette raison que le Premier ministre s’est précipité à la Place rouge, le 9 mai dernier ? A la tribune, il se tenait à côté d’Alexandre Loukachenko qui a dans le passé, plusieurs fois, critiqué vulgairement l’Arménie. Nikol Pachinian a aussi vu défiler devant lui un détachement de l’armée azérie qui a massacré des Arméniens au Haut-Karabakh. ■
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