RELIGION & POLITIQUE : De notre vision de la nation, de l’Arménie et de l’Église

Dans le contexte de la crise qui secoue le monde arménien au sujet des relations entre une partie de la hiérarchie de l’Église apostolique arménienne et le gouvernement de N. Pachinian, de nombreux observateurs venus de tous horizons livrent leurs analyses sur cette question. Jamais sans doute, nous n’aurons entendu autant de théologiens, de spécialistes du Droit canonique et de l’histoire de l’Église arménienne. Parmi ceux-ci, des « amis russes » qui prétendent voler « au secours de l’Église arménienne ». Les interventions de certains d’entre eux semblent pourtant plus motivées par des impératifs politiques que par une défense sincère et désintéressée de notre institution ecclésiale. En observateur exercé, Vahram Atanessian décortique les arguments de Stanislav Tarassov, une plume renommée du site russe « Regnum », et dénonce sa vision « colonialiste » héritée de l’empire russe d’un peuple arménien réduit à une entité religieuse « arméno-grégorienne »[1], alors qu’il accorde aux Azerbaïdjanais un statut de peuple héritier d’une tradition étatique pourtant largement infondée.

GORUNE

La Russie nous considère toujours comme la « communauté arméno-grégorienne »

Nous le répétons sans cesse depuis  des décennies. Jusqu’en 1936, il n’existait pas de nationalité « azerbaïdjanaise ». C’est Joseph Staline qui a décidé de nommer ainsi les habitants de cette région. C’est, un fait incontestable. Même à l’époque soviétique, la population turcophone d’Azerbaïdjan ne se qualifiait pas d’« azerbaïdjanaise », mais simplement de « musulmane ». Selon les recensements de la période tsariste, la population turcophone de Transcaucasie était alors appelée « Tatars du Caucase ». De notre côté, nous faisions mine d’ignorer que ce même gouvernement tsariste nous reconnaissait alors en tant  qu’ « Arméno-grégoriens, ». Autrement dit, il mettait l’accent sur notre identité religieuse, et non nationale.

Récemment, dans une interview accordée aux médias arméniens, le politologue russe Stanislav Tarassov s’interrogeait : « Et si l’Église était détruite, qui serait arménien ? Des gens tombés de la Lune ou de Mars ? »

 Il y a deux jours, le même Tarassov accordait une interview à l’une des chaînes azerbaïdjanaises « Telegram », dans laquelle il abordait le sujet des « dynasties turques » en Iran en précisant que « le khanat d’Erevan faisait également partie de cet empire ».  

De fait, cet homme né à Kirovabad, en Azerbaïdjan soviétique, diplômé de la Faculté d’études orientales de l’Université de Bakou, servait les intérêts de la propagande d’Aliev. Affirmer que le khanat d’Erevan « faisait partie de l’Empire turc » revient à admettre, certes indirectement, mais dans le principe, que l’Arménie est «historiquement l’Azerbaïdjan occidental ». Tout le reste n’est plus ensuite qu’une simple « question technique ». Une fois ce constat établi, on peut intervenir en toute légitimité, « même si des Arméniens vivaient également dans cette région, avec pour centre spirituel, Etchmiadzine »,etc … Le « respect » de Tarassov pour la Sainte Église apostolique arménienne a donc une connotation très politique: la « population arménienne constitue la « communauté arméno-grégorienne » , et non une société politiquement distincte, et moins encore une nation dotée d’un État. En d’autres termes, dans cette région, « il nous est permis de vivre un tant que fidèles arméno-grégoriens dirigés par le Catholicos de tous les Arméniens et par les religieux nommés par lui, puisque pendant des siècles, le peuple arménien a préservé son existence de cette manière, avec  deux institutions  reconnues : la paroisse et le diocèse ». Dans le même temps, comme voudrait le démontrer l’interview de Tarassov dans un média azerbaïdjanais, ceux qui sont qualifiés selon la classification du recensement tsariste, de « Tatars du Caucase », « possèdent des traditions séculaires d’identité étatique, représentées par les khanats de Bakou, Gandja, Karabakh, Nakhitchevan et Erevan ».

Stanislav Tarassov est un commentateur politique chevronné de l’agence « Regnum », un média affilié au ministère russe des Affaires étrangères et aux services spéciaux. Par conséquent, son point de vue ne saurait naturellement contredire ces théories élaborées à Moscou au sujet de l’Arménie et l’Azerbaïdjan. On peut donc affirmer sans se tromper que la Russie considère toujours les Arméniens comme la « communauté arméno-grégorienne, indépendamment du lieu où ils vivent ».

Il est difficile de croire que les hiérarques du Saint-Siège d’Etchmiadzine partagent cette conception qui a cours Moscou, mais il serait également intéressant de comprendre dans le même temps pourquoi ils ne s’opposent pas à Tarassov et autres « missionnaires » russes sur cette question.

Même si nous pouvions accepter ne serait-ce que durant un court instant l’idée selon laquelle l’Église aurait le droit de s’opposer aux autorités séculières et de s’engager dans une forme d’opposition politique, elle doit cependant répondre énergiquement et de manière pertinente aux attaques contre l’identité politique arménienne au nom de  la préservation et du renforcement de l’État arménien et de l’identité nationale et politique arménienne. Car c’est aussi ce qui détermine de manière digne et dans le respect de son indépendance l’avenir même de l’Église arménienne.

Dans le cas contraire, en l’absence d’État arménien, l’Église apostolique arménienne pourrait à nouveau être gouvernée par un « Procureur du Synode ».

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En 1836, huit ans après leur arrivée en « Arménie caucasienne » les Russes imposaient  à l’Église arménienne un règlement appelé « Pologénié » qui faisait d’elle un simple rouage de l’administration impériale. Considérée par les Russes comme une entité ecclésiale schismatique, voire hérétique, l’Église d’Arménie était affublée dans ce texte du nom d’« Église arméno-grégorienne », ce qui la privait de de toute référence à ses origines apostoliques. Ainsi, le christianisme arménien naissait avec Saint Grégoire l’illuminateur, formé à Césarée de Cappadoce, dans le monde byzantin, et non avec les apôtres du Christ, Thadée et Barthélémy. Malgré le maintien du Catholicossat de saint Etchmiadzine, l’Église d’Arménie et ses fidèles étaient désormais totalement soumis à l’autorité d’un « procureur du Saint Synode », un haut fonctionnaire de l’administration impériale russe.