Au sein de la diaspora arménienne, de nombreux intellectuels et artistes développent des travaux de recherche et de création qui méritent d’être régulièrement présentés au public, expliqués et débattus pour assurer leur reconnaissance et leur diffusion.
Aram Kerovpyan incarne parfaitement cette démarche : musicien et musicologue accompli, il a fondé avec son épouse Virginia Pattie Kerovpyan deux ensembles musicaux complémentaires. « Kotchnak » se consacre au répertoire populaire et profane, tandis qu’« Akn » explore l’univers des chants liturgiques. Cette double approche témoigne de leur volonté de préserver et de transmettre l’intégralité du patrimoine musical arménien.
Leur récent album « Chants d’exil et de lamentations », présenté lors d’un concert parisien, illustre cette mission culturelle. Cette occasion nous a offert l’opportunité d’explorer avec Aram Kerovpyan son univers de recherche et de création, révélant ainsi les multiples facettes de son engagement artistique.
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« Nor Haratch » – Le premier volume de la collection « Chants du pays arménien », intitulé « Chants d’exil et de lamentations », vient de paraître. Pourriez-vous nous présenter cette initiative et nous éclairer sur sa genèse ?
Aram Kerovpyan – Cet album est le premier d’une série de chants populaires que nous allons commencer à publier, dans laquelle nous inclurons également les chants de Sayat Nova en deux disques. L’album a été publié par l’association « Akn ».
Jusqu’à présent, nous avons édité successivement : un disque dédié aux saints, puis « Chants de la Croix », « Chants de la Nativité et de la Théotokos », « Chants de la Résurrection » et le dernier, que nous avons publié il y a deux ans, « Chants pour le repos des âmes », ainsi qu’un autre album édité avec le centre de documentation de Venise, en collaboration avec le révérend père Vrtanès Uluhodjian, qui a chanté en solo tandis que nous avons interprété les parties chorales. Nous avions réalisé d’autres enregistrements avec eux, mais nous n’avons malheureusement pas encore pu les éditer. Par conséquent, comme vous l’avez remarqué, l’association « Akn » s’est concentré sur la musique liturgique, mais il y a 6-7 ans, pour la première fois, nous avons produit un album de chants non-liturgiques : la série de berceuses « Rouri », qui était à la fois un disque et un livre destiné aux enfants. Donc « Chants d’exil et de lamentations » est le second en son genre, car ce sont des travaux du Centre d’études du chant modal et tous entrent dans le cercle du chant traditionnel modal. Nous espérons continuer cette série de chants populaires à l’avenir.
L’association « Akn », si je ne me trompe, a produit son premier album en 2000, en collaboration avec une société de distribution de disques, qui a fait faillite et « Akn » a perdu ses droits, alors nous avons décidé de produire nous-mêmes nos publications, pour ne plus jamais rencontrer un tel problème.
« NH » – Pouvez-vous présenter brièvement l’activité de l’association « Akn », ainsi que celle du Centre d’études du chant modal ?
A.K. – L’association « Akn » a suivi les travaux expérimentaux du chœur « Akn » qui a commencé en 1990, quand je venais d’être nommé maître-chantre à la cathédrale Saint-Jean-Baptiste de Paris. Elle était l’une des rares églises de la Diaspora où se déroulait un office complet, c’est-à-dire au moins 2 heures le dimanche, souvent offices et liturgie lors des fêtes des saints, Semaine Sainte complète, etc.
À cette époque, quelques amis ont voulu essayer ensemble et voir ce que cette musique nous demandait, ce qu’elle nous racontait… Nous avons commencé de manière régulière, une fois par semaine, à nous réunir chez nous et à parcourir le répertoire. Ce phénomène s’est progressivement transformé en étude, mais pas nécessairement une étude du chant, mais un travail personnel, c’est-à-dire apprendre à chercher ce que le chant demande, et non pas comment l’artiste doit l’interpréter. Nous avons commencé ce travail à 5 ou 6 personnes, dont beaucoup nous accompagnent encore aujourd’hui. Voyant que le travail était intéressant et que beaucoup de choses pouvaient être faites, nous avons formé l’association « Akn » en 1998, créant un cadre officiel dans lequel fonctionnent le chœur, le centre d’études, la production de disques, les publications de livres, le travail de collecte de documents, les ateliers réguliers et temporaires, etc. Bien que notre effectif soit petit, c’est grâce à nos soutiens que nous pouvons continuer et assumer ces dépenses pas très importantes.
« NH » – Pouvez-vous parler du rôle de votre famille, de votre épouse, dans ce travail ?
A.K. – En réalité, quand nous nous sommes rencontrés avec Virginia en 1980, nous avons immédiatement commencé à travailler ensemble. Elle chantait depuis l’enfance, et après être venue en France, elle s’est davantage intéressée à la musique arménienne, ayant auparavant travaillé assez longtemps dans le domaine de la musique européenne médiévale, de la Renaissance et baroque. Elle était loin du monde du chant modal, mais nous avons commencé à travailler ensemble.
Toutes nos acquisitions d’aujourd’hui sont le résultat de notre commencement en 1980, qui a été en quelque sorte expérimental, car quand on termine le conservatoire et qu’on maîtrise une certaine forme, une certaine musique, créer en soi une partie d’un autre type d’univers sonore est un long travail et nécessite une méthode, que nous avons créée progressivement et que nous utilisons maintenant pour former d’autres personnes. En réalité, le vrai noyau de ce travail est Virginia, qui a travaillé de longues années pour créer en elle l’univers du chant modal.
« NH » – De combien de membres environ se compose le chœur « Akn » ? Pouvez-vous indiquer aussi combien d’élèves arméniens a le Centre d’études du chant modal ?
A.K. – Le nombre de participants aux disques d’« Akn » a toujours été entre 10 et 14-16. Pour l’enregistrement, nous faisons parfois appel à nos amis de confiance qui ne sont pas membres d’« Akn ». Le nombre d’élèves est variable : parfois beaucoup, parfois peu, mais ces 5-6 dernières années s’est formé un noyau de plus de 20 élèves qui suivent assez régulièrement.
Le nombre d’élèves arméniens a commencé à augmenter ces 5-6 dernières années. Maintenant, sur plus de 20 étudiants, 5-6 sont arméniens. Nous avons toujours eu des non-Arméniens : Français, Juifs, Italiens, Grecs, Perses, nous avons même un élève turc. Ce travail, hors du cercle religieux, est plus universel, car au final chaque individu, quelle que soit sa nationalité, a la même structure neuronale et la même sensibilité aux sons. C’est donc de là que nous partons et que nous puisons pour notre bien.
« NH » – Le Centre d’études du chant modal, comme indiqué sur le site web, travaille dans trois directions : enseignement du chant, recherche et documentation. Pouvez-vous développer comment se déroule le travail dans ces domaines ?
A.K. – L’enseignement dispensé ne consiste pas en cours de chant traditionnels, mais en cours d’apprentissage du chant modal, qui s’effectuent naturellement par la pratique vocale. Mais, par exemple, quand nous choisissons un chant, ce n’est pas par amour de ce chant que nous le choisissons, mais pour étudier comment par ce chant modal la mélodie prend vie, comment elle se recrée et comment la parole se transmet. En attendant, nous faisons simplement des exercices avec le son et cela prend des jours, des mois, des années jusqu’à ce que l’élève s’approprie par la connexion l’effet de ces sons sur son système neuronal et que soit enregistré dans la mémoire corporelle ce qu’il a ressenti. Le travail prend longtemps, mais le chemin parcouru est plus intéressant que la fin du chemin.
La recherche est mon travail personnel, mais celle-ci aussi je réussis à la mener grâce à nos élèves, car une situation délicate se présente lorsque la même personne est à la fois musicien et musicologue. Il faut qu’ils soient toujours en conflit l’un avec l’autre, sinon cela se transforme en idéologie. En tant que musicologue, j’expérimente avec nos élèves les éléments que je cherche à découvrir, et si quelque chose est erroné, cela se révèle nécessairement lors de la pratique. C’est grâce aux élèves que j’ai pu présenter ma thèse de musicologie.
Quant à la documentation, naturellement, il fallait la collecter pour le travail de recherche. Depuis des décennies, je me suis concentré sur les documents de la fin du 19e siècle et du début du 20e siècle, qui se rapportent en grande partie aux premiers enregistrements arméniens, aux études, pas nécessairement musicales mais aussi sociales et historiques.
« NH » – Outre la musique, les chœurs et les ateliers, vous avez également publié des livres et des articles. Pourriez-vous nous en présenter le contenu ?
A.K. – Le premier livre nous l’avons publié à Erevan, quand le regretté Guévorg Ter Vardanian était à la fois directeur de la Bibliothèque nationale d’Arménie et responsable des manuscrits du Matenadaran Mashtots. À son initiative, par l’intermédiaire des éditions « Girk » de la bibliothèque nationale, le livre a été publié (H. Minas Bejechkian – De la musique : ou Connaissances abrégées des principes musicaux, du déroulement des modes, et des signes de l’écriture neumatique).
Quant au « Manuel de notation musicale arménienne moderne », il a été publié en français en Allemagne, car des musicologues européens m’avaient demandé ce travail. Il a désormais pris quelques rides, car depuis sa publication, j’ai beaucoup approfondi le sujet. Aujourd’hui, je l’écrirais différemment, mais je pense qu’il reste un ouvrage utile.
Le troisième ouvrage, « Musique classique ottomane et les Arméniens », rédigé en turc, constitue en quelque sorte une réponse à la propagande mensongère diffusée en Turquie. Celle-ci prétend que les Arméniens, les Grecs et d’autres peuples se seraient toujours contentés d’emprunter à la musique turque, ce qui est faux. Le renouvellement générationnel en Turquie ayant créé une demande pour ce type de travail, nous avons décidé de le publier.
« Voix dans le désert » concerne une période spécifique. J’ai travaillé de longues années pour trouver les enregistrements et les documents de la commission musicale formée par le Patriarcat arménien de Constantinople en 1873, puis j’ai appris que les manuscrits de ces enregistrements se trouvaient à Jérusalem. Au début, je voulais publier ces documents avec des commentaires, mais le matériel s’est beaucoup élargi et nous avons décidé de les publier en un volume.
« NH » – Quel avenir voyez-vous pour la musique liturgique arménienne, ce patrimoine séculaire aux structures mélodiques codifiées ?
A.K. – La musique liturgique traverse aujourd’hui une crise profonde, et tous les acteurs concernés – du clergé aux fidèles – préfèrent incriminer la musique elle-même plutôt que de s’interroger sur leurs propres pratiques. Le problème, c’est nous et non pas la musique. Ils argumentent : « Les gens ne comprennent pas, parce que c’est en grabar. » Le grabar est de l’arménien, il n’y a rien à ne pas comprendre. Quand nous lisons le premier verset de l’Évangile de Jean : «Ի սկզբանէ էր Բանն, եւ Բանն էր Աստուած եւ Աստուած էր Բանն» (« Au commencement était le Verbe, et le Verbe était avec Dieu et le Verbe était Dieu ») : ce n’est pas quelque chose à comprendre intellectuellement, dans quelque langue que ce soit lu, cela se comprend. Il en est de même pour la musique liturgique, c’est un moment de vie qu’il ne faut pas comprendre, mais ressentir. La perception du temps est aussi différente dans les rites. Ce n’est pas un temps linéaire direct, c’est un temps circulaire, qui revient toujours. Comme dans notre église, chaque dimanche c’est Pâques.
Aujourd’hui, la pratique liturgique de l’Église s’est figée comme une pièce de musée ; il faut lui redonner vie.
« NH » – Quel message voudriez-vous transmettre aux jeunes intéressés par ce domaine ?
A.K. – Dans les conditions d’aujourd’hui, il y a des moyens très faciles, mais l’important est que la personne soit sincère avec elle-même. Toute étude musicale demande du temps, il faut de la patience et de la sincérité. Si vraiment ce désir existe, le moyen se trouvera.
Il faut donc faire preuve de sincérité, mener des recherches approfondies, progresser par étapes, comprendre ce qui nous attire, sans se laisser emporter par les idéologies.
« NH » – Comment peut-on se procurer l’album « Chants d’exil et de lamentations » et les précédents ?
A.K. – La distribution varie selon les pays : complexe en Arménie où il faut un intermédiaire, coûteuse en France, et de plus en plus onéreuse à l’étranger. Les pertes sont courantes – six CD sur huit récemment expédiés d’Amérique ont disparu. Malgré des frais d’envoi prohibitifs et ces aléas, les ventes se maintiennent, surtout en France. Hormis « Rouri », nos albums sont tous disponibles en numérique sur : https://choraleakn.bandcamp.com/
Entretien réalisé par Vahan G. MANJIKIAN
L’entretien complet (en arménien) peut être visionné au lien suivant : https://youtu.be/hlsQKCoB64I
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