Les relations turco-arméniennes à travers le regard de Vahan Tékéyan

Par Sevan DEYIRMENDJIAN

Donc, en mars 1931, Vahan Tékéyan (1878-1945) commence à publier une série d’articles dans le journal du Caire « Arev »
intitulée « Relations turco-arméniennes » (6, 9, 11, 13, 16, 18 mars). Aujourd’hui, alors que des démarches de normalisation sont en cours entre la Turquie et l’Arménie par les émissaires spéciaux des deux pays, les réflexions proposées par Vahan Tékéyan il y a environ quatre-vingt-dix ans sont plus qu’actuelles. Bien sûr, il y a une différence significative entre son époque et la nôtre. Tékéyan a fait des relations entre les peuples turc et arménien le centre de sa série d’articles, évoquant notamment le rôle de l’Arménie soviétique si cette dernière, en tant que pays, avait un jour l’opportunité de négocier directement avec la Turquie.
Mais il y a également des ressemblances. La crise résultant de la deuxième guerre d’Artsakh présente des éléments de comparaison avec la psychologie arménienne post-génocide. Le génocide, mais aussi la chute de Kars et l’abolition du traité de Sèvres avaient créé une atmosphère de méfiance à l’égard de la Turquie dans les années 1930, au moment de la publication de cette série d’articles. Aujourd’hui encore, parler des relations turco-arméniennes tout en mettant à distance la prédominance du sentiment national est une tâche délicate. Dans l’atmosphère de désespoir des années 1930, même un modèle de bon sens tel que Tékéyan osait aborder les relations arméno-turques (selon ses termes, « sur une base objective »), alors qu’aujourd’hui, les voix raisonnables – dont nous sommes certains qu’elles existent – soit ne se font pas entendre, soit sont condamnés au silence dès qu’elles prennent la parole (il faut citer ici l’article « Arménie sans Turcs » paru dans le numéro du 12 mai 2022 de « Nor Haratch » signé J. Tch.). La scène médiatique est inondée de rhétorique d’un patriotisme inhabituel, de déclarations nationalistes, ou bien d’appels dénués de sens à une guerre destructrice et de slogans souvent illogiques.

Mentalité mortifère

Dès le tout premier paragraphe de la série d’articles, l’auteur se détache du parti libéral Ramkavar auquel il appartient – et dont « Arev » est le journal officiel publié au Caire – en déclarant qu’il est personnellement responsable de ses propos. La question est délicate, comme il l’admet lui-même. Seuls dix à quinze ans se sont écoulés depuis le génocide de 1915. La plaie n’est toujours pas cicatrisée : elle saigne, la tragédie continue, chaque famille vit dans une affliction amère. Dans cette atmosphère, Tékéyan formule la question comme suit : « Dans quel état se trouvent les relations turco-arméniennes ? » Et il tente d’y apporter des réponses. La question, selon l’auteur, n’est jamais posée au niveau public et n’est pas non plus discutée au niveau individuel, comme si chacun avait accepté que les relations entre Arméniens et Turcs ne changeront jamais, même si « le temps, la période de paix, les facteurs intellectuels et psychologiques, les événements internes et externes peuvent, partout dans le monde et dans les relations de toutes les nations, connaître de nouvelles évolutions ». Tékéyan affirme que nous n’avons jamais reconsidéré nos idées sur une question aussi vitale que celle des relations turco-arméniennes, qui sont toujours vues de la même manière depuis des années : « Les relations sont mauvaises et le resteront. » Il décrit cette approche comme apolitique, anti-politique, et la qualifie de « mentalité mortifère ».
A la fin du tout premier article, Tékéyan déclare qu’il n’est pas « favorable à une politique du sang et des armes », et considère cette conviction comme une question d’intérêt national, et non de sentiment, de goût ou d’idéologie. « Nous, qui avons déjà perdu la moitié de notre population, devons d’abord essayer de sauver ne serait-ce qu’une goutte de notre sang », écrit-il. Par principe, Tékéyan est aussi un amoureux de la paix et de l’humanité, et il considère la vie humaine comme sacrée. A la fin du premier article, Tékéyan évoque la nécessité de l’optimisme politique et affirme que lorsqu’il pense à la voie à suivre, il place son espoir sur le peuple turc et ses dirigeants.

Tentative d’examen

Au début du deuxième article, Tékéyan – qui a acquis au cours de sa vie de l’expérience en tant que personnalité partisane et publique – parle des particularités du comportement approprié d’un homme d’État. Ses évaluations sont exactes et actuelles. Tékéyan écrit qu’un homme d’État qui pense aux relations extérieures, en plus de tenir compte du sentiment populaire, ne se laisse pas pour autant emporter par lui. « Se laisser emporter est un reniement de sa vocation. Et flatter ou alimenter ce sentiment afin de plaire au peuple, de renforcer sa position auprès de lui, de jouir de son honneur et de son intérêt, est le travail du politicien le plus mauvais et nuisible, ce qui est un désastre pour le peuple auquel il appartient. » (Tous les mots en italiques sont ceux de Tékéyan).
L’auteur procède à la définition du terme « relations turco-arméniennes ». En 1931, ces relations n’étaient pas celles des Arméniens d’Arménie et de Turquie avec les autorités turques, mais « les relations des Arméniens jadis citoyens turcs et à présent réfugiés » qui, bien qu’en pratique inexistantes, existent sur le plan moral. Ici, il apporte une précision. L’auteur est conscient de la nature non juridique d’une telle relation et affirme que du point de vue de la Turquie, une telle connexion n’existe plus légalement, mais que pour tous les Arméniens, « elle reste une question morale et pratique ».
Constatant que les relations turco-arméniennes appartiennent au passé, l’auteur tente de les examiner. Selon Tékéyan, jusqu’à la guerre russo-turque de 1877, les Turcs n’avaient aucune haine ethnique contre les Arméniens, et les injustices gouvernementales étaient en partie le résultat de l’apathie, mais aussi du système économique et administratif du pays et de la politique d’exploitation des Kurdes. Et les Arméniens se soumettaient presque totalement aux Turcs. Quelques décennies avant la guerre russo-turque, les Arméniens sont entrés dans une phase d’éveil intellectuel et ont commencé à considérer comme intolérant tout ce qu’ils toléraient auparavant.
Vahan Tékéyan, comme les historiens l’ont affirmé ultérieurement à juste titre, considère la guerre russo-turque et les traités de San Stefano et de Berlin comme cruciaux pour les Arméniens. Ces événements ont été la cause d’un changement de politique d’État envers les Arméniens, et les Turcs, s’en apercevant, ont commencé à cultiver une haine raciale – en plus de la haine religieuse – contre les Arméniens, tandis que les Arméniens ont fait valoir leur demande de justice, s’appuyant sur la protection étrangère promise par le traité de Berlin. « Mais cette protection ne s’est jamais manifestée de manière décisive en notre faveur. Nous avons été exploités, que nous le sachions ou non, et plus notre désespoir augmentait, plus la haine des Turcs contre nous augmentait. »
Tékéyan fait des remarques brèves et précises sur la période 1894-1908 et affirme qu’après 1908, il y eut une « lune de miel »
de quatre ans, malgré la catastrophe d’Adana. « C’est un fait, cependant, que les relations arméno-turques ont été bonnes pendant quatre ans, notamment celle entre la FRA et l’Ittihad turque. Était-ce à cette époque que nous ne reconnaissions pas les Turcs ? Ou bien était-ce avant ou après ? Qui ont été et sont ceux qui ne les reconnaissent pas ? »

La position de victime et guérir les relations

Obtenir des réformes pour les Arméniens à l’intérieur des frontières de la Turquie était un objectif national, mais la manière d’y parvenir était mauvaise. « La punition n’a pas été comparable à l’erreur que nous avons commise », a confirmé Tékéyan, notant que des crimes humainement impardonnables et inoubliables ont été commis contre nous, d’abord en 1895-96, puis en 1915-1922.
Les réflexions de Tékéyan sur ce point tentent de saisir le génocide arménien et ses séquelles, qui pour la plupart n’ont aujourd’hui pas leur place dans l’historiographie arménienne et encore moins dans la mémoire, mais qui ne se font entendre que dans les déclarations officielles turques, dénoncées ou critiquées par les politiciens arméniens.
Tékéyan écrit qu’au cours de la période 1915-1922, les Arméniens n’étaient pas forcément dans une position de victimes et tentaient de venger les massacres et les atrocités. « Les Turcs n’auront jamais le droit de se justifier par cela, car notre vengeance n’est qu’une réponse tout aussi terrible à leurs attaques terribles, en qualité et non en quantité. » C’est l’occasion pour nous de ne pas nous souvenir que de notre statut de victime, car cela nous maintient dans un mauvais état d’esprit. Tékéyan en parle non seulement pour effacer la psychologie de la victime, mais aussi pour éliminer le sentiment de vengeance, pour l’arracher à cette dichotomie et la remplacer par la question de la guérison. Et pour que la guérison soit possible, il faut d’abord guérir la relation.
Tékéyan pense que la relation ne s’améliorera pas du jour au lendemain, mais qu’elle peut s’adoucir avec le temps. Cependant, pour y parvenir, les communautés de la diaspora, avec leur presse et leurs tribunes, doivent s’abstenir pendant un certain temps de répéter la même chose, et d’exprimer sempiternellement la souffrance des Arméniens.
L’auteur présente une proposition logique, mais malheureusement audacieuse dans les conditions actuelles, en disant que les Arméniens de la diaspora devraient cesser, même verbalement, d’exprimer des revendications territoriales sur la Turquie. « L’un des deux peuples – nous – est fort en termes de droit, mais complètement démuni en termes de moyens. » Et les Turcs ne feront aucune concession aux Arméniens tant qu’ils les considéreront comme provocants et menaçants.
Tékéyan souligne que la base des relations turco-arméniennes n’est pas de se battre les uns contre les autres, mais d’éviter la guerre, qu’elle soit offensive ou défensive. « Individuellement, que chacun fasse ce qu’il veut, mais collectivement et nationalement, nous ne nous battrons à aucun moment, d’aucune façon, avec aucun peuple, qu’il soit soviétique ou kémaliste. »

Le rôle de l’Arménie

Si l’Arménie avait été un État indépendant, qui à l’époque faisait partie de l’Union soviétique, la résolution de ses problèmes étatiques lui serait réservé. La responsabilité des relations arméno-turques aurait été assumée par l’Etat arménien si les anciens Arméniens de Turquie, c’est-à-dire les Arméniens de diaspora, avaient été des citoyens arméniens. Mais comme ils ne le sont pas, la première façon pour eux de mettre en œuvre ce rapprochement est de créer une atmosphère pacifique qui leur permettra de normaliser les relations arméno-turques, et les liens directs entre les anciens Arméniens de Turquie de l’étranger et les Turcs.

Nocif et indigne

Dans le dernier article, Vahan Tékéyan critique la politique adoptée par la FRA envers la Turquie. Il écrit que certains dirigeants de la FRA qui, peut-être pour garder vivant le sentiment national dans la diaspora arménienne, « croient qu’individuellement ou en coopération avec les Kurdes, ils peuvent faire de l’Arménie turque un pays libre et indépendant, et l’annexer à l’actuelle Arménie. » Tékéyan aurait préféré ne rien écrire à ce sujet s’il n’y avait pas une attitude va-t’en-guerre contre la Turquie, nuisible et indigne de la souffrance du peuple arménien. L’auteur la juge nuisible, car le problème ne reste pas qu’entre nous. Il atteint aussi les autorités turques, car des Arméniens vivent encore en Turquie, et que des Arméniens de diaspora vivent dans des pays musulmans ou qui entretiennent de bonnes relations avec la Turquie.
Toujours à propos de l’indigne, Tékéyan écrit au sujet de la direction hostile de la FRA : « Les menaces et les effusions impuissantes sont loin de nous donner une attitude digne, comme il sied aux peuples du monde qui ont le plus souffert. »
Tékéyan est absolument opposé au discours de haine, pour utiliser un terme moderne, lorsqu’il écrit que même s’il n’y a pas d’amélioration dans les relations bilatérales pour mettre fin aux expressions hostiles contre la Turquie, il défendra quoi qu’il arrive le changement par la langue, l’écriture et les mouvements.
À la fin de l’article, Tékéyan souligne que la duperie ne peut pas être un moyen de garder vivant le sentiment national. Selon lui, le sentiment national ne peut être entretenu que de deux manières.
a) Par la prospérité du peuple et le développement de l’actuelle Arménie,
b) Par une protection active de notre esprit et de notre talent, de notre vie, de notre langue et de nos arts.

Réactions

La série d’articles de Tékéyan a également trouvé un écho en Turquie, où – du moins à l’époque – les publications de la presse arménienne de la diaspora étaient suivies. Ainsi, le 12 août 1931, la série d’articles « Arméniens » signée A. H. dans le quotidien « Milliyet » fait référence à l’article de Tékéyan, en reproduisant également la photo de l’auteur. Il convient de noter que cette série d’articles a également été traduite en arménien et publiée dans le journal « Arev ». Il est clair que l’auteur de « Milliet » suivait la presse arménienne d’Egypte. La série d’articles de Tékéyan, ainsi que la publication de sa photo dans un journal turc, ont donné à la presse de la FRA l’occasion de s’en prendre à cette figure du parti Ramkavar. Antranig Dzarougian, qui était un jeune novice à l’époque, écrivit sous le pseudonyme de V. Khajak une série d’articles intitulée « Ce qui a changé » dans le journal « Aztag » de Beyrouth (19 novembre 1931), dans laquelle il laissait entendre qu’il y avait des poètes borgnes (Tékéyan avait perdu un œil à la suite d’un affrontement partisan) qui s’épanchaient dans les colonnes de la presse turque.