Les religions, conservatoire des valeurs anciennes ou instruments de modernisation des sociétés contemporaines ?

Au moment même où tous les fidèles de l’Église apostolique arménienne assistent incrédules, inquiets et impuissants à l’une des plus importantes crises de leur histoire, les Azerbaïdjanais semblent également agités par des interrogations sur le rôle et la place de la religion dans les sociétés contemporaines. Certains observateurs de la vie intérieure de ce pays n’hésitent d’ailleurs pas à évoquer une possible « révolution islamique ».

A la différence de la situation arménienne, en Azerbaïdjan, la religion est encadrée d’une main de fer par le président Ilham Aliev. Les responsables religieux du pays, depuis le Cheikh-Ul-Islam – le guide suprême des musulmans du pays – jusqu’aux évêques et aux pasteurs des Églises orthodoxe, catholique  et protestante, sont de loyaux collaborateurs du régime, garants  du bon comportement de leurs ouailles et dévoués agents de la  propagande du régime, à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières du pays. Il suffit pour s’en convaincre de se remémorer les nombreux colloques et sommets « internationaux » convoqués et financés par ce pays à Bakou à travers le monde entier autour des «dialogues des religions et des cultures ». A chacune de ces occasions, on peut voir l’ensemble des responsables religieux du pays répondre le petit doigt sur la couture de la soutane à l’invitation des organismes comme le Centre d’analyse azerbaïdjanais des relations internationales ou le Centre international du multiculturalisme de Bakou. Le tout généreusement sponsorisé par la Fondation Heydar Aliev.

Depuis l’indépendance du pays en 1991, l’islam local, d’obédience chiite y a été sévèrement réprimé à plusieurs reprises. Son primat, le Cheikh-Ul-Islam Allahchukur Pachazadé, également chef spirituel de tous les Musulmans du Caucase (1), est le dernier des grands responsables religieux nommés par le pouvoir soviétique (1992). A ce titre, sa soumission totale à Ilham Aliev s’ancre autant dans son héritage familial- en tant que successeur d’un père général du KGB – que dans sa conception autocratique du pouvoir. Indépendamment de toutes ces considérations, ce dernier ne se singularise par ailleurs ni par sa spiritualité, ni par une grande ouverture aux autres formes de spiritualités et  à la modernité. Il réalise donc avec zèle la commande institutionnelle de l’État azerbaïdjanais dont il est, ainsi que les autres membres de son administration, l’employé, se contentant de n’être que la bras religieux du pouvoir laïc, séculier d’Ilham Aliev (2). Ce dernier est certes un autocrate, mais il n’est pas pour autant dénué d’un certain sens politique. La récente convocation par Bakou d’un sommet sur la place de la religion dans la société n’est sans doute qu’un simple « artefact » de plus à mette à l’actif de la machine de propagande aliévienne/ Mais à un moment où des signes de contestation apparaissent dans la société azerbaïdjanaise, sans doute Ilham Aliev a-t-il aussi compris qu’il n’échapperait pas à l’émergence de formes de contestations à caractère religieux. Sa démarche pourrait donc s’apparenter à une tentative de déminage du terrain religieux pour anticiper et empêcher toute contestation supplémentaire qui menacerait son régime et compromettrait ses plans de transmission dynastique du pouvoir.

Vahram Atanessyan qui est un spécialiste de l’Azerbaïdjan, mais aussi du fait religieux, propose régulièrement des analyses intéressant la vie de ce pays. Mais les questions qu’il aborde dans l’article que nous publions ci-dessous ne concerne pas que l’Azerbaïdjan.

En Arménie comme en diaspora, indépendamment de la situation délétère et détestable qui caractérise notre vie religieuse actuelle, un débat de fond sur la nature du lien entre le politique et le religieux, le temporel et le spirituel, sur la vocation de l’Église, sur le lien entre la foi et l’identité nationale, s’impose. Il ne fait aucun doute que l’Église arménienne doit se renouveler et s’adapter au monde d’aujourd’hui. La question est en réalité sur la table depuis 1917 (3). Mais les mutations sociales, culturelles, scientifiques du siècle dernier et les dernières évolutions techniques, technologiques et sociétales, la mondialisation, rendent incontournable une forme « d’ aggiornamento »  l’arménienne. Si elle ne le fait pas, les nouveaux modes de vie et de pensée qui ont cours aujourd’hui, la mondialisation, le lui imposeront, qu’elle le veuille ou non. Ces questions sont d’ailleurs d’actualité partout, y compris dans les sociétés nord-américaine et  européenne.

Dans tous les cas, en Azerbaïdjan comme en Arménie, ces questions concernant la place et le rôle de la religion dans la société et de ses relations avec le pouvoir politique  ne pourront être éludées.

Alors qu’une situation chaotique et extrêmement préoccupante marque aujourd’hui la vie des nations, plus que jamais sans doute, les fidèles de toutes les religions peuvent être des éléments moteurs dans la modernisation des sociétés et dans la recherche de solutions pour tous les problèmes concernant la vie des humains.

Nous le savons, la célèbre phrase attribuée à André Malraux selon laquelle « Le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas » a été interprétée de diverses manières. Il serait bien prétentieux de tenter de développer ici une nouvelle explication de cette formule, toutefois, il n’est pas déraisonnable de penser que si nous ne sommes pas capables aujourd’hui, « croyants et incroyants de toutes les religions » de repenser notre rapport aux autres , au plan national comme au plan international, alors, ce siècle pourrait bien être le dernier pour notre humanité.

Une des pistes pour éviter ce scénario apocalyptique serait peut-être de faire en sorte que  religions cessent de n’être que des conservatoires des valeurs anciennes, souvent instrumentalisées par les « politiques », pour devenir des  instruments de modernisation, de « progrès de la pensée », pour nos sociétés contemporaines.

GORUNE

L’Azerbaïdjan tiraillé entre solidarité islamique et dialogue des civilisations

Vahram ATANESSIAN

1in.am, Erevan le 22 octobre 2025

Une conférence internationale intitulée « Modèles modernes d’éducation religieuse dans au regard des valeurs morales et des défis mondiaux » se tient actuellement à Bakou.

Ramin Mammadov (4), président du « Comité de travail avec les organisations religieuses » (5) du gouvernement azerbaïdjanais, était présent à son ouverture et il y a prononcé un discours inaugural. Après avoir déclaré « Aujourd’hui, nous cherchons une réponse à une question précise et extrêmement importante : est-il possible» de s’adapter aux nouvelles réalités tout en préservant l’héritage spirituel, les coutumes et les valeurs ? ». Sa réponse a été  que tout dépendait des modèles d’éducation religieuse adoptés. En conclusion, il affirmait « nous devons choisir une voie médiane entre les traditions et les défis de l’époque, ce qui nous permettra de mettre en œuvre avec succès la tâche stratégique, à savoir préserver les valeurs spirituelles et préparer un dialogue au niveau mondial ».

En matière de politique étrangère et de sécurité, l’Azerbaïdjan est déjà confronté à un sérieux dilemme entre identité islamique, solidarité musulmane et valeurs civilisationnelles laïques. La meilleure preuve en est la dualité de la position officielle de Bakou sur les questions palestinienne et israélo-arabe.

Apparemment, Aliev est très préoccupé par le fait que sa propagande autour d’une « victoire juste » (6) ne soit pas légitimée au niveau international et qu’elle demeure circonscrite aux cercles des États islamiques et turcophones, ce qui pourrait  à terme lui causer des problèmes si la situation venait  à changer, le forçant de ce fait à se maintenir dans un camp dont la réputation n’est pas des meilleures au plan international.

Par ailleurs, la question fondamentale qui se pose à lui demeure le contrôle de la situation intérieure. Plusieurs experts azerbaïdjanais estiment que si Aliev n’entreprend pas de réformes politiques et ne démocratise pas la vie intérieure, la menace d’une révolution islamique finira par se réaliser.

Ces dernières années, les autorités azerbaïdjanaises ont imposé un contrôle absolu sur toutes les organisations» musulmanes et toutes les autres communautés religieuses sans aucune discrimination. C’est ainsi que les ministres des mosquées et autres lieux de culte sont tous nommés par le « Comité de travail avec les organisations religieuses » et sont rémunérés en tant que fonctionnaires d’État.

Visiblement, ces mesures restrictives suscitent un certain mécontentement dans le pays.

Le choix civilisationnel de l’Azerbaïdjan est effectivement une affaire intérieure, mais il pourrait bien aussi influencer le processus de règlement arméno-azerbaïdjanais.

La paix implique également un dialogue religieux et culturel, et un dialogue civilisationnel.

______

(1) Seul dignitaire de haut-rang dans le monde musulman à représenter les fidèles des deux grandes confessions, chiites et sunnites, il est le responsable suprême des musulmans d’Azerbaïdjan, de Géorgie, du Daghestan, de Kabardino-Balkarie, d’Ingouchie, de Tchétchénie, de Karatchaïévo- Tcherkessie et d’Adyguée. Selon les statuts de son administration, il doit être chiite et son suppléant sunnite.

(2) Cette administration, appelée Bureau des Musulmans du Caucase, n’est en réalité qu’une agence de l’État azerbaïdjanais. Voir son site https://caucasus-muslims.org/public/en

(3) Kévork V., Catholicos de tous les Arméniens de 1911 à 1930, avait prévu la convocation d’un grand concile pour réformer l’Église arménienne. Mais le projet a été empêché du fait de la révolution russe et de la Première guerre mondiale.

(4) Ramin Mammadov,  président du « Comité d’État pour les affaires avec les associations religieuses » depuis 2024, vice-président du Comité d’État pour la diaspora de 2016 à 2020. R. Mammadov est aussi connu comme « personne-ressource pour les résidents arméniens vivant dans la région du Karabakh de la République d’Azerbaïdjan ». Cette dernière fonction n’a pas dû beaucoup l’occuper depuis sa nomination en 2023.

(5) Le ministère des cultes de l’Azerbaïdjan organisé sur le modèle turc du « Diyanet ».

(6) Allusion  l’issue de la « Guerre des 44 jours ».

Éditorial