« ARPIK MISSAKIAN : une femme exceptionnelle (1926-2015) »

Une vidéo filmée en 1990

En parlant de son père, Schavarch Missakian, Arpik Missakian citait ces mots : « Mon père disait toujours que rien ne resterait de lui, car il n’avait pas écrit de livre, le quotidien n’ayant qu’une vie d’un jour. C’est pourquoi, quand il est mort, la première chose que j’ai faite a été de publier une anthologie de ses écrits sous le titre “JOURS ET HEURES”. »

La rédactrice Arpik Missakian allait subir le même sort après sa mort. Elle non plus n’a pas écrit de livre qui aurait laissé une trace. Pour cette raison, en 2009, quand Madame Missakian avait décidé de mettre définitivement fin à la publication de « Haratch », je lui avais demandé si elle ne voulait pas qu’un documentaire soit préparé sur « Haratch » et sur elle-même avant la fermeture du journal. Elle avait répondu qu’il « fallait agir vite ». Les jours étaient comptés, il restait deux mois avant la fermeture. À ce moment-là, j’ai demandé au réalisateur et cinéaste Arby Ovanessian de se charger de ce travail. Il l’a fait volontiers. Il a filmé pendant trois jours consécutifs le travail de Madame Missakian dans les bureaux de « Haratch », ce qui a donné naissance à la première partie d’un film en trois parties dédié à Madame Missakian : « HARATCH-83 », dont la projection publique a eu lieu en 2019 à l’occasion du dixième anniversaire de « Nor Haratch ».

Nous pensions que « HARATCH-83 » était la seule vidéo consacrée à Arpik Missakian. Mais voilà qu’une grande surprise est apparue, de façon fortuite. Lors d’une conversation avec le photographe Jean-Manouk Yérémian sur « Haratch » et « Nor Haratch », je lui ai demandé s’il avait vu le seul film documentaire préparé sur Arpik : « HARATCH-83 ». Il a répondu qu’il l’avait vu, en ajoutant « mais ce n’est pas le seul ». Étonné, j’ai demandé : « Comment ça, ce n’est pas le seul ? Quel autre film existe-t-il dont je ne serais pas au courant ? » Il a répondu : « Il y a celui que j’ai filmé, qui dort encore dans mes archives, je l’ai tourné en 1990. Le 3 mars, je me souviens de la date par cœur. » J’ai insisté pour qu’il cherche absolument ce trésor et le traite, afin qu’il puisse être présenté au public.

Après un mois de travail, voici la vidéo prête. À l’occasion de la Journée internationale des femmes, nous publions le film documentaire de Jean-Manouk Yérémian « Arpik Missakian : Une femme exceptionnelle (1926-2015) », qu’il a filmé le 3 mars 1990. Ce film, tourné il y a 35 ans et découvert tout à fait par hasard, constitue un document très important dédié à la mémoire d’Arpik Missakian. Une coïncidence heureuse également : cette année, nous célébrons le 100e anniversaire de la refondation de « Haratch » en France.

La voie de la presse arménienne occidentale indépendante ouverte par « Haratch » se perpétue à travers « Nor Haratch ».

L’interview transcrite ci-dessous a été filmée, comme nous l’avons dit, le 3 mars 1990, dans les locaux de la rédaction de « Haratch ». L’entretien a été mené par l’écrivain Samuel Shahmuradyan, venu d’Arménie, qui a été élu député en mai de la même année et est mort en 1992 lors des combats de Martakert.

Jean-Manouk Yérémian est l’auteur et le détenteur des droits de la vidéo originale de l’entretien. La numérisation de la vidéo, tournée un an et demi avant l’effondrement de l’Union soviétique, a été réalisée cette année, en 2025. 

J.Tch.

*  *  *

Samuel Shahmuradyan – Madame Missakian, vous venez de dire que « Haratch » est l’un des plus anciens journaux d’Europe occidentale. Est-ce bien le cas ?

Arpik Missakian – C’est exact. Le 1er août 1925, mon père, Schavarch Missakian, a fondé le journal. Comme on le sait, il était un ancien journaliste de Constantinople. Il a d’abord fondé l’hebdomadaire « Aztag » avec Zabel Essayan et Kegham Parseghian, puis a été rédacteur d’« Azadamard », ensuite rédacteur de « Djagadamard », et pendant un an il est allé à Garine (Erzeroum), où il a été rédacteur de « Haratch ». Ce sont les mêmes caractères du « Haratch » de Garine qui sont utilisés jusqu’à aujourd’hui (il s’agit des caractères du titre du journal).

Quand mon père a fondé « Haratch » en 1925, son premier objectif était d’établir un lien avec la nouvelle diaspora qui était venue de Constantinople et d’Anatolie en France, ignorant la langue et les lois, se sentant orpheline. Par conséquent, « Haratch » a été une sorte de phare pour ces immigrés.

À l’occasion du 50e anniversaire de « Haratch », j’ai reçu des lettres émouvantes ; l’expéditeur d’une d’elles disait que pendant qu’il travaillait dans une mine de charbon, son camarade s’est soudain écrié : « Sais-tu qu’un quotidien arménien est publié…? » C’est-à-dire que pour eux, un quotidien arménien était la preuve de leur identité et de leur existence. Le journal étant né avec la communauté, il existe une sorte de lien familial entre la communauté arménienne de France et le journal.

Mon père a continué le journal jusqu’à sa mort le 26 janvier 1957, ne l’interrompant volontairement que pendant l’occupation allemande ; il n’a pas voulu publier le journal pendant l’occupation des armées étrangères, donc il ne l’a pas publié pendant quatre ans et demi et a repris à la libération.

S.S. – Vous avez dit que le journal était une sorte de lien familial avec la communauté. Qu’en est-il aujourd’hui de ce lien ?

A.M. – Ce lien a toujours existé, même si la génération a changé ; les nouvelles générations qui ont grandi en France témoignent encore aujourd’hui qu’elles étaient habituées à voir « Haratch » chez elles depuis leur enfance, et cela s’est perpétué par tradition. Bien sûr, il y a le recul de la langue, il faut être réaliste et on ne peut pas dire que tous les enfants et petits-enfants des familles arméniennes continuent à lire un journal en arménien, et c’est d’ailleurs l’un des maux du monde occidental en général. Mais si nous tenons bon encore aujourd’hui, c’est que le lien avec « Haratch » existe toujours.

S.S. – Quel est le tirage du journal ?

A.M. – Le tirage du journal, comme celui des quotidiens ou journaux arméniens en général, ne correspond pas au nombre de lecteurs. Le tirage de « Haratch » est de 3 000, ce qui est un chiffre dérisoire, mais nous pouvons dire que nous avons entre dix et quinze mille lecteurs, car malheureusement beaucoup se passent le journal, l’envoient même à l’étranger, d’un pays à l’autre. « Haratch », bien qu’étant le journal de la communauté arménienne de France, va aussi ailleurs, principalement dans les pays d’Europe occidentale, jusqu’en Nouvelle-Zélande, jusqu’à Sydney, au Canada, au Soudan, en Arabie Saoudite, nous avons des abonnés.

S.S. – Mais en Arménie, nous ne connaissons pratiquement pas ce journal.

A.M. – C’est notre douleur aussi, de ne pouvoir l’envoyer en Arménie qu’à des adresses officielles – bibliothèques, Comité des relations avec la diaspora arménienne, « Armenpress », Etchmiadzine, Ministère des Affaires étrangères, etc., malheureusement. J’espère que cette glasnost et cette perestroïka, qui ont déjà commencé à changer certaines choses, arriveront là où les journaux de la diaspora pourront avoir des abonnés en Arménie, car ainsi non seulement l’Arménie se familiarisera davantage avec la vie de la diaspora, mais ce sera également utile pour la presse de la diaspora, dont les difficultés économiques sont très grandes.

S.S. – Madame Arpik, le mouvement de l’Artsakh, qui a commencé en 1988, a-t-il apporté des changements dans votre travail journalistique ?

A.M. – Le mouvement de l’Artsakh a insufflé une nouvelle énergie au travail journalistique, car il a apporté plus de tension, disons qu’il a alourdi notre travail. Le 21 février 1988, je pense que nous avons été le premier quotidien de la diaspora à donner la nouvelle des premières manifestations, ainsi que la nouvelle du vote du Conseil régional du Haut-Karabakh. Depuis lors, nous avons suivi jour après jour, heure après heure quand c’était possible. Jusqu’à aujourd’hui, même s’il n’y a pas de situation de crise, j’appelle Erevan chaque matin pour recueillir nos nouvelles. De plus, le Comité des relations avec la diaspora arménienne donne des communiqués officiels par télex depuis le premier jour du tremblement de terre. En dehors de cela, bien sûr, je suis la presse d’Arménie, tous les journaux qui arrivent à l’étranger. D’ailleurs, nous n’avons pas le droit de nous abonner à tous les journaux, par exemple, « Yerekoyan Yerevan » n’est pas un produit d’exportation, « Pionner kantch » seulement cette année, « Vozni » aussi depuis l’année dernière peuvent être exportés, c’est-à-dire peuvent avoir des abonnés à l’étranger. Nous recevons donc ces journaux, nous les suivons et, effectivement, cela fait déjà deux ans que nous travaillons sous plus de tension.

S.S. – Chez nous, les rédacteurs en chef se plaignent souvent d’avoir peu de collaborateurs, ce qui crée des difficultés supplémentaires, mais votre journal, qui a six numéros par semaine et en plus des numéros mensuels supplémentaires, appelés « Pensée et art », vous faites tout cela avec seulement trois personnes, est-ce difficile ?

A.M. – Même trois personnes, c’est peut-être beaucoup dire, parce que sur ces trois personnes, une personne, Khatchig Derderian, travaille à mi-temps, remplaçant un autre rédacteur, Hrant Adjemian, qui est parti aux États-Unis. Ma principale collaboratrice est Arpi Totoyan, qui suit attentivement la presse soviétique arménienne, c’est principalement elle qui collabore avec des extraits et des articles, et étant native de Constantinople, le fait qu’elle connaisse le turc est aussi un avantage, car elle suit de près la presse turque, ce qui est important pour la réalité arménienne.

Nous sommes surpris qu’en Arménie, les journaux considèrent leurs collaborateurs comme peu nombreux, car là-bas les rédactions en ont pas mal. Nous avons bien sûr des collaborateurs extérieurs, mais l’effectif permanent est celui-ci et il ne peut pas être différent si nous voulons survivre, étant donné que, comme je l’ai dit un peu plus tôt, les conditions matérielles sont difficiles, c’est un quotidien indépendant, c’est-à-dire qu’il ne reçoit aucune aide, ni d’un parti politique ni d’ailleurs. Le journal ne survit que par ses abonnements, ses annonces – qui ne sont pas nombreuses – et aussi par des dons spontanés que les gens font souvent pour exprimer leur sympathie envers une œuvre qui continue sans interruption depuis 65 ans. Dans quelques mois, ce sera le 65e anniversaire du journal.

Pour pouvoir publier le journal avec si peu de personnel, je viens au travail tous les matins à sept heures ou sept heures quinze ; je fais aussi le travail administratif, je réponds aussi au téléphone, s’il faut taper des factures, je le fais aussi, je corrige aussi les articles. Je suis obligée de faire ce travail pour que le journal soit matériellement autonome, ce qui est très important. Pour moi, l’indépendance financière d’un journal, son autosuffisance, est l’un des facteurs les plus importants pour que la presse soit indépendante.

Ma collaboratrice, Arpi Totoyan, vient aussi tous les matins vers huit heures et demie ; elle s’occupe principalement du travail éditorial. S’il arrive que je m’absente – comme en novembre quand je suis allée en Arménie à l’occasion du congrès – alors la charge administrative s’ajoute également sur elle. Nous sommes habituées à travailler de cette façon.

À l’imprimerie aussi, il y a trois ouvriers, dont deux sont arméniens et un français. Ce dernier est le plus ancien, il travaille chez nous depuis 1957. Du vivant de mon père, nous n’avions pas encore d’imprimerie, c’est après la mort de mon père que nous avons une petite imprimerie, où nous travaillons encore avec des Linotypes. Ce garçon français a appris un peu d’arménien par lui-même et a principalement réalisé le travail d’impression de nos livres, environ 15 volumes de la collection « Haratch ».

S.S. – J’ai remarqué que beaucoup de nos compatriotes viennent ici à votre rédaction. Cette rédaction est-elle un lieu remarquable ?

A.M. – Cette rédaction, probablement même avant ma naissance, a vu beaucoup de personnalités – des Aharonian, des Khadissian, des Roupen… Parmi les anciens, peut-être le plus caractéristique ou je peux dire le plus “typique”, que j’ai davantage apprécié dans la période récente, c’est William Saroyan, qui vivait six mois par an à Paris pour travailler et habitait près de la rédaction. Il venait tous les jours à la rédaction après cinq heures, s’asseyait près de la porte et chaque fois que quelqu’un entrait, il demandait avec grand intérêt : « Qui es-tu ? », « Toi, quel est ton nom ? », « Toi, écris ton nom ici », bien qu’il ne puisse pas lire l’arménien. Parfois, je ne comprenais pas pourquoi il suivait tout cela avec tant de détails… Aussi, parfois à cinq-six heures, des amis venaient et nous prenions un verre ensemble.

Après sa mort, j’ai découvert avec surprise qu’il avait écrit une pièce de théâtre, qui est inédite et est son dernier écrit, intitulée « Haratch ». Il a donc écrit une pièce de théâtre en intégrant toutes ces allées et venues dans « Haratch », ce qui est intéressant, où il y a bien sûr aussi des parties imaginaires, c’est-à-dire qu’il y a mis des visiteurs qui ne sont pas venus à la rédaction, mais en général les acteurs étaient tous nos amis qui fréquentaient « Haratch »
en fin d’après-midi, à cinq-six heures.

S.S. – Madame Arpik, dernière question : à votre avis, la glasnost s’est-elle vraiment établie dans la presse soviétique arménienne ?

A.M. – La glasnost s’est établie, sans aucun doute, principalement dans « Yerekoyan Yerevan », « Avangard », « Pionner kantch ». D’ailleurs, ce dernier a été une nouveauté pour nous, car nous ne l’avions pas vu et, comme je l’ai dit, tous les journaux n’étaient pas autorisés pour l’étranger. Bien sûr, il y a une très grande différence, c’est-à-dire que finalement l’Arménie a pu s’approprier son histoire et c’est un phénomène très important.

S.S. – Merci, Madame Arpik.

*  *  *

A.M. – Nous avons également fait un travail d’édition avec la collection « Haratch », mon père le souhaitait beaucoup. Il disait toujours que rien ne resterait de lui, car il n’avait pas écrit de livre et le quotidien n’a qu’une vie d’un jour. C’est pourquoi, lorsqu’il est mort, la première chose que nous avons faite a été de publier une anthologie de tous ses écrits sous le titre « Jours et heures ». Après cela, nous avons publié concernant « Haratch » une anthologie à l’occasion de son 50e anniversaire, dont la couverture est l’œuvre de Carzou (l’original de cette œuvre est accroché au mur de la rédaction de « Haratch »), et nous avons également publié un volume à l’occasion du 60e anniversaire. Ensuite, plusieurs œuvres de Chahan Chahnour, Zoulal Kazandjian, Khatchig Tololyan, Yenovk Latchinian ont été publiées dans la collection « Haratch ». ■

La vidéo (en arménien) est visible sur : https://youtu.be/mIPdV9DRZ34 

Et « HARATCH-83 » sur : https://youtu.be/mOSy2nlLgLc

 

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