Vahram Atanessian qui est depuis 40 ans un acteur important de la vie politique arménienne et un analyste de renom a publié le 9 mars sur le site d’informations « 1 In.am » une tribune dénonçant les nouvelles exigences des autorités azerbaïdjanaises qui pressent la Justice arménienne de coopérer avec elles et de leur livrer les « auteurs de crimes de guerre qui se cacheraient en Arménie ».
Le 4 mars dernier, en réaction à la déclaration de Volker Türk, le Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme demandant la libération immédiate des Arméniens illégalement emprisonnés à Bakou, l’officine de la propagande azerbaïdjanaise intitulée « Communauté de l’Azerbaïdjan occidental » condamnait dans un communiqué ses propos et surenchérissait par ces mots : « Nous nous attendions à ce que le Haut-Commissaire condamne les graves conséquences de l’occupation des terres azerbaïdjanaises par l’Arménie, y compris la destruction du patrimoine religieux et culturel ainsi que le terrorisme des mines, et qu’il invite l’Arménie à coopérer sincèrement avec l’Azerbaïdjan afin de déterminer le sort d’environ 4 000 Azerbaïdjanais portés disparus » [1].
Vahram Atanessian dont les analyses et les positions dénotent souvent avec celles de ses collègues et confrères, dénonce dans cette tribune l’inaction des autorités arméniennes , celles de l’Artsakh comme celles de la République d’Arménie, qui paient aujourd’hui le prix de leur inaction passée et, une nouvelle fois, leur absence totale d’anticipation.
GORUNE S.
En 2001, à l’occasion du 10e anniversaire de l’opération militaire « Goltzo »[2], des auditions parlementaires ont été organisées à l’Assemblée nationale de la République du Haut-Karabagh, il y a été décidé de créer une commission parlementaire pour enquêter sur les crimes commis par les autorités de l’U.R.S.S. et de la R.S.S d’Azerbaïdjan contre la population arménienne du Haut-Karabagh. Sur la base de ses conclusions, un document à caractère juridique et politique devait être adopté et adressé à la Douma d’État de la Fédération de Russie[3], à la Chambre des représentants du Congrès des États-Unis et à l’Assemblée nationale française. L’enquête parlementaire devait être menée par la Commission des affaires juridiques de l’Assemblée nationale de la R.H.K, alors présidée par Youri Hayrapetyan, un avocat expérimenté et lui-même témoin oculaire de ces événements. Je dois dire qu’entre temps il avait été nommé premier Défenseur des droits de l’homme de la R.H.K.[4] et qu’il a non seulement réussi à créer une nouvelle institution à partir de zéro, mais aussi développé une coopération efficace avec des partenaires internationaux, amenant cette institution d’Artsakh au statut de membre reconnu de facto de l’Association européenne des droits de l’homme [5].
D’emblée, les tentatives de l’Assemblée nationale pour documenter les crimes commis par l’armée soviétique et les forces azerbaïdjanaises, les forces spéciales du ministère de l’Intérieur [OMON] et les employés des services spéciaux ont échoué. Tous les organismes concernés recevaient la même réponse : « Nos archives ne renferment aucun élément lié à votre demande ».
Au début des auditions lancées par la Commission des affaires étrangères du Parlement, il m’a été donné d’avoir des conversations en tête-à-tête avec le Procureur général de la R.H.K., le Ministre de l’Intérieur et le Directeur du Service de la sécurité nationale[6]. À la fin de 1991, alors qu’ils désertaient Sdepanakert, le Comité d’organisation azerbaïdjanais, la direction militaire de l’état d’urgence, le groupe d’enquête spécial du ministère de l’Intérieur de l’U.R.S.S ont détruit, ou emporté avec eux, tous les documents d’archives. De toute évidence, les forces de l’ordre de la R.H.K, le Service de la sécurité nationale n’avaient conservé aucun document sur l’opération militaire « Goltzo », mais on peut aussi supposer que les dirigeants politiques ne voulaient pas que les faits prouvant les crimes de l’Armée, du Ministère de l’Intérieur soviétiques et des employés du K.G.B. soient accessibles à la Commission parlementaire car l’Assemblée nationale aurait pu les publier et les transmettre aux organismes internationaux chargés de l’application des lois. Cette initiative [parlementaire] s’est donc trouvée empêchée après une ou deux séances. La commission a dû stopper ses travaux. Dans le même moment, les députés avaient rencontré des dizaines de personnes concernées par l’opération « Goltzo » et étaient parvenu à la conclusion qu’elles devaient bénéficier du statut de « victime de répression ».
Il leur faudrait donc désormais affronter les embûches administratives. La loi a finalement été votée et les difficultés des gens ont débuté car pour obtenir ce statut de « victime de répression» il fallait pouvoir présenter un document confirmant son arrestation, sa détention ou son emprisonnement. C’est ainsi qu’il est apparu que le Ministère de l’Intérieur du Haut-Karabagh n’avait même pas documenté les enlèvements d’Arméniens par les Azerbaïdjanais et les soldats soviétiques. Une telle « négligence » et des décennies de silence à ce sujet ont régné à Stepanakert. Et lors de la présentation du livre « le Karabakh rebelle » de Victor Krivopuskov[7], un membre du Groupe d’enquête spécial du ministère de l’Intérieur de l’U.R.S.S, seul l’auteur de ces lignes a protesté car cela revenait à justifier les méfaits du sinistre général Safonov[8]. Kegham Baghdasaryan qui avait publiquement déformé dans un écrit le nom de famille de l’auteur en « Krovopuskov »[9], avait alors reçu les félicitations des autorités.
Ce que nous vivons aujourd’hui est le « retour de bâton » de ce silence auquel Bakou nous ramène en mettant à l’ordre du jour la question de la « remise des criminels de guerre qui se cachent en Arménie ».
Vahram ATANESSIAN
[2] Lancée au printemps 1991 sous le nom « d’Opération Goltzo »[« Anneau » en russe ] cette intervention coordonnée des forces russes et azerbaïdjanaises avait réalisé la déportation des Arméniens des villages de la région de Chahoumian située au nord du Haut-Karabagh. Elle avait été conçue par les responsables du Kremlin et par les autorités azéries comme le prélude à une « désarménisation » totale du Karabagh qui avait alors échoué grâce à la mobilisation générale des Arméniens.
[3] La « chambre basse » du parlement russe.
[4] Il occupa cette fonction de 2008 à 2014. En 2016, il devint conseiller du Président de la République d’Artsakh.
[5] https://worldcoalition.org/fr/qui-sommes-nous/presentation-et-historique/
[6] De 1990 à 1995, V. Atanessian a été député de l’Assemblée nationale la République d’Arménie [Soviet suprême jusqu’en 1991], membre du Comité permanent de l’information du Soviet suprême de la République d’Arménie, membre du Comité spécial des affaires d’Artsakh et du groupe parlementaire « Artsakh ». De 1994 à 1995, il a été responsable du Département de l’information et de la presse du gouvernement de la République du Haut-Karabakh, correspondant de la station de radio « Azatutyun ». de 2008 à 2010. Auparavant, en 2001, il avait fondé le journal « Hayrenik » [Patrie] qu’il a dirigé jusqu’en 2012.
[7] « Le Karabakh rebelle, extraits du journal d’un officier du ministère de l’Intérieur de l’URSS ». V. Krivopuskov est le président de « l’Association russe d’amitié et de coopération avec l’Arménie ». Considéré par certains responsables politiques de l’Artsakh et de l’opposition d’Arménie comme un « ami du peuple arménien », comme Victor Zadouline , il a été déclaré « persona non grata » en Arménie en 2023 en raison de certaines de positions hostiles aux autorités arméniennes actuelles. Son livre est considéré par certains comme équivoque et V. Atanessian le présente lui-même comme une sorte de plaidoyer déguisé de l’opération « Goltzo ».
[8] Général de division de l’Armée rouge, premier commandant de district des situations spéciales de la région autonome du Haut-Karabagh de la R.S .S. d’Azerbaïdjan. Il est à juste titre présenté par les azerbaïdjanais comme un « grand ami de leur pays. En 2018, lors d’une visite à Bakou, il tenait une conférence de presse aux côtés du général azerbaïdjanais Kamil Mamedov pour justifier de leur alliance face aux Arméniens et justifier toutes leurs opérations, dont « l’opération Goltzo ». https://www.rizvanhuseynov.com/2018/04/30.html
[9] Selon Atanessian, Kegham Baghdasaryan aurait fait un jeu de mot en transformant le nom de Krivopuskov en « Krovopuskov » qui pourrait se traduire par « sangsue » ou « charognard ».
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