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Les marchands de navires dans le désert

HRAYR DAGHLIAN

Né au Liban en 1992, Hrayr Daghlian a d’abord travaillé au quotidien beyrouthin « Zartonk », puis comme rédacteur de la revue « Hask » du Catholicossat de la Grande Maison de Cilicie en même temps qu’il était responsable de son département d’information. Ordonné hiéromoine en 2017 sous le nom de père Hétoum, il est rendu à la vie profane deux ans plus tard  par le Catholicos Aram 1er. Hrayr Daghlian appartient à cette trop longue cohorte de jeunes religieux qui n’ont pu trouver leurs place dans notre Église et dont le sacerdoce a été interrompu en engendrant une grande perte pour notre nation et son Église. Installé un temps en Grèce, il y fonde l’hebdomadaire « Paros ». Sa parution cessera au bout de trois mois du fait de son retour au Liban.

Son article intitulé « Les marchands de navires dans le désert » a été publié dans le numéro du 20 juillet du quotidien « Jamanak » d’Istanbul. Il parait au moment même où se tient au Madenataran d’Erevan un important colloque réuni pour envisager de nouvelles perspectives pour les Études arméniennes[1], cet article ne peut que nous interpeler sur le sens de ces études, sur la question lancinante de l’avenir de la langue arménienne, en particulier de l’arménien occidental, de la responsabilité des responsables communautaires de la Diaspora et du rôle de la presse de langue arménienne au moment où la communauté arménienne de France se trouve de nouveau à l’orée d’une nouvelle épreuve[2].

Le texte de l’article publié par « Jamanak »

Nous avons souvent une approche partiale et pessimiste de l’état actuel de la langue arménienne et surtout de son avenir, très conscients que le temps accentuera encore davantage le processus de régression dont nous sommes tous involontairement[3] témoins.

Mais cet état de désespérance nous quitte parfois lorsque nous rencontrons de jeunes hommes et de jeunes femmes qui, ayant renoncé à toutes les autres carrières à succès et en consacrant leur vie aux études arméniennes, chacun tel un phare, viendra éclairer les ténèbres. Bien qu’ils soient peu nombreux, ils sont une lueur d’espoir, des « disciples »[4] qui prendront en charge la préservation de la langue arménienne contre toutes sortes de difficultés de l’époque.

Mais en réalité, leurs interrogations et leurs préoccupations personnelles devraient être collectivement l’affaire de tous car ils sont conscients que les études auxquelles ils se destinent seront toujours semées d’embûches. Aujourd’hui, ils sont un peu comme des marchands de navires et de parapluies dans le désert, matériellement défavorisés et en proie à l’incertitude.

Il est naturellement rassurant de voir des jeunes qui, ayant renoncé à d’autres domaines passionnants et attractifs, en viennent à s’occuper de littérature, qui plus est de littérature arménienne, même s’ils sont conscients qu’on ne peut espérer un avenir radieux dans un tel domaine. C’est pourquoi ces jeunes doivent être considérés comme des « martyrs »[5].

Ces jeunes gens qui entreprennent de se faire les défenseurs de leur langue maternelle au détriment de leurs propres intérêts et au prix de leurs forces, sont les défenseurs d’une langue qui ne se trouve pas dans un état très reluisant.

Cependant, nous considérons que nous avons une responsabilité à leur égard en tant que nation car ils se sont engagés à se sacrifier pour notre langue maternelle. Mais leur avenir est plus qu’incertain.  Quelle sera leur situation au terme de leurs études universitaires ?  Où pourraient-ils mettre en œuvre leurs connaissances en «Études arméniennes » alors que dans le même temps nous avons un grand besoin d’eux, tant dans la presse, que dans les écoles et dans le domaine  littéraire ?

Face à ces besoins gigantesques, qui aura le courage d’ouvrir le champ devant eux pour qu’ils puissent travailler librement ?

Devront-ils, selon la formule consacrée, rechercher des « connaissances, une belle-famille ou des amis »[6] afin de réussir à se faire promettre un poste d’enseignant dans une communauté de la diaspora ?

Aujourd’hui, alors que la presse existante est confrontée à de graves difficultés matérielles, qui pourrait encore les inviter à prendre un poste de rédacteur ou de correcteur ?  Au terme d’étude littéraires ou philologique, comme les arménologues d’aujourd’hui, ils seront eux aussi condamnés à quémander la « charité nationale » afin de trouver un « Apissoghom Agha »[7] qui pourvoira à leurs besoins, afin qu’ils puissent utiliser tous leurs moyens pour faire vivre la littérature et la langue arméniennes.

De nombreux arménologues aujourd’hui déçus par notre peuple, souhaitent que leurs enfants restent éloignés de ces formations[8]. Malheureusement, nous avons aujourd’hui des jeunes qui, après avoir fait des « Etudes arméniennes », exercent un métier complètement différent ; le plus souvent à contrecœur.  Beaucoup de gens reprochent ce choix à ces jeunes gens qui tentent de gagner leur vie dans d’autres branches que celle de leurs études.

En réalité, le problème ne provient pas de ces jeunes, mais de ceux qui les ont dupés.  Après avoir achevé leurs études avec plus ou moins de bonheur, et après avoir été confrontés à mille et une difficultés, ils se rendent dans diverses communautés pour y mettre leurs connaissances en pratique.  On pense généralement que la plus grande difficulté à laquelle ils seront confrontés sera que la nouvelle génération ne maîtrise pas sa langue maternelle[9].

Mais celle-ci sera en réalité le plus simple à laquelle ils devront faire face.

La difficulté première est qu’il se trouve dans certaines communautés des dirigeants, souvent membres de partis et ne maitrisant pas l’Arménien, qui tentent d’expliquer à ces jeunes gens comment ils devront s’acquitter de leurs missions.  Ils prennent littéralement en otage ces jeunes en leur imposant leurs idées et leurs pensées, en ne leur donnant pas l’occasion de mettre en pratique toutes leurs savoirs et la motivation qui les anime. Ils « emprisonnent » leurs idées et finissent par leur reprocher de ne pas produire de résultats satisfaisants. Tout à coup, de but en blanc, des dirigeants communautaires s’exprimant en français ou en grec commencent à expliquer à nos étudiant en « études arméniennes » comment ils devraient enseigner la langue arménienne.

Nous sommes toujours la cause de nos échecs !

Nous sommes donc aussi à l’origine de cette escroquerie dont sont victimes  ces jeunes.

Et après tout cela, on ose encore parler d’études arméniennes, de la langue arménienne et de l’importance  de son enseignement ?

Aujourd’hui, le nombre de jeunes qui poursuivent des études arméniennes est faible.  Mais le nombre d’enseignants capables d’enseigner réellement de telles matières et de les transmettre est tout aussi faible.

Pourtant, ce sont ces jeunes qui trouvent à ces questions des solutions parfois extravagantes.  Ce sont ces jeunes qui continueront à lutter contre le déclin de la langue.  Leur existence est une nécessité pour notre nation ! Il serait donc souhaitable  que chaque communauté ait ses propres « combattants »[10].

Aujourd’hui, nous avons affaire à des jeunes qui veulent faire des « études arméniennes », mais ils font face à des difficultés financières, notamment au Liban et en Syrie.

Puissent-ils trouver des mains secourables pour satisfaire leur soif d’apprendre au profit de notre langue et de notre nation.

Traduction et notes : Sahak Sukiasyan

[1] https://matenadaran.am/2024/07/19/մաշտոցյան-մատենադարանում-այսօր-մեկն-2/

 

[2] Voir l’éditorial de Nor Haratch intitulé « Arrêter ou continuer ? » du 17 juillet 2024.

 

[3] Je ne suis personnellement pas convaincu que nous ne soyons que des « témoins involontaires ».

 

[4] Daghlian emploie le terme « Առաքեալ » qui signifie « apôtre » ou « disciple ».

 

[5] Au sens de « témoins ».

 

[6] Allusion à l’expression « Խնամի-ծանօթ-բարեկամ » fréquemment employée en Arménie pour caractériser les situation de népotisme ou de favoritisme dans le recrutement des personnels, la sélection des étudiants, dans la fonction publique et les entreprises du secteur privé, dans les universités.

 

[7] « Apisoghom Agha » est le personnage principal du roman « De nobles mendiants » [Մեծապատիւ Մուրացկանները] publiée la première fois en 1880 par le satiriste Hagop Baronian. « Apissoghom Agha » est un « nouveau riche », débonnaire et naïf originaire de province, installé à Constantinople. Tout au long de l’œuvre, il est courtisé par tous ceux qui souhaitent, sous un prétexte ou un autre, lui extorquer de l’argent.

 

[8] Professeur d’histoire-géographie en lycée, chargé de cours en Arménien à l’Université et Conseiller d’Éducation pendant 44 ans, je ne me souviens pas non plus avoir rencontré en France de parents envisageant pour leurs enfants une entrée au séminaire ou l’inscription sur « Parcoursup » à un cursus à l’Inalco. Mais peut-être ne les ai-je pas vus …

 

[9] Mais peut-on parler de « langue maternelle » pour les dernières générations nées en Diaspora et dont les parents eux-mêmes ne maitrisent pas la langue arménienne et n’ont jamais utilisé les caractères créés par Saint Mesrob ?

 

[10] H. Daghlian utilise le terme «Նուիրեալ », que l’on peut traduire par « oblat », c’est-à-dire : celui ou celle qui est « consacré » à Dieu, ou plus largement à une bonne cause.