Guy Lacaze
Les Belles Lettres, 2024,
582 p., 25,90€
Nous avons presque tous déjà été confrontés à des termes médicaux qui nous ont paru obscurs et qui, s’ils nous concernaient directement, engendraient de l’inquiétude. Du fait d’avoir nos corps en main, les médecins détiennent une autorité que viennent renforcer le vocabulaire, le cadre du cabinet médical ou de l’hôpital, les vêtements et les instruments. Blaise Pascal, dans ses Pensées consacrées au pouvoir de l’imagination écrivait :
« si les médecins avaient le vrai art de guérir,
ils n’auraient que faire de bonnets carrés ». Prenant en considération le pouvoir de la médecine sur notre existence, Guy Lacaze se propose d’en amoindrir les effets en agissant dans le domaine qui est le sien, celui de la langue grecque. Il libère ainsi le patient que nous sommes tous, le tranquillise peut-être aussi, en l’aidant à comprendre, par les mots, ce qui se passe dans le corps.
Voulant toucher un large public, Lacaze a cru nécessaire d’adopter un ton qu’il voudrait léger et fun. Il insère ainsi dans ce livre épais quelques anecdotes personnelles, cite des chanteurs populaires, des personnalités des médias et constate qu’ Hippocrate est devenu à la mode au cinéma, par exemple. Il lui arrive assez souvent de recourir au vocabulaire oral d’aujourd’hui pour montrer que les Anciens critiquaient comme nous certains aspects de la médecine, le profit notamment. Pour ne pas paraître trop élitiste ou intello (beaucoup d’écrivains se trouvent aussi mentionnés), il égratigne au passage, par quelques boutades, des théories qui ont donné lieu à de riches réflexions (Freud, Lacan). Mais des petites phrases superficielles ne peuvent tenir d’arguments contre les idées ou les visions des auteurs persiflés et l’on se demande ici pourquoi le sublime livre de Henry Miller (qui n’a jamais eu la prétention de se présenter comme helléniste ou historien) Le Colosse de Maroussi est, sur base d’un paragraphe, qualifié d’ « élucubrations et inepties, abracadabrantesques ». C’est pourtant à ce texte si puissant que fait penser l’ admirable « mot d’Anaxagore » que cite Lacaze : « le visible est l’œil de l’invisible ».
Bien sûr, Lacaze, qui enseigne à l’Université François Rabelais de Tours, rend hommage à ses maîtres, aux antiquisants qui ont travaillé sur l’histoire de la médecine et l’imaginaire médical (comme Jacques Jouanna ou le regretté Jackie Pigeaud, entre autres). Il consacre les premiers chapitres de son ouvrage aux étapes essentielles de la médecine en Grèce ancienne, en partant des dieux (Péan, Apollon, Asclépios, Chiron) pour arriver aux humains, Hippocrate et Galien (1), sans oublier Hérophile et Érasistrate. Il évoque la théorie des humeurs de même que les idées sur le corps d’Aristote dont la terminologie simple n’aura pas été suivie, pour le plus grand bonheur de l’auteur (sans quoi son livre eût été inutile, dit-il).
Après avoir rappelé que certains mots grecs n’existaient pas pour les médecins de l’époque, qu’ils ont été forgés plus tard (comme les termes « anatomopathologie », ou « chronobiologie »…), Lacaze détaille les parties du corps qui font parler grec aujourd’hui. Il choisit de procéder de la tête aux pieds (a capite ad calces, comme disent les latinistes) et de l’extérieur vers l’intérieur du corps.
C’est ainsi que le lecteur découvre, non sans plaisir, dans la deuxième partie de l’étude, tous les termes qui sont en rapport avec la peau, les tissus, les os, les articulations, les muscles et les tendons, le toucher, l’œil et l’ORL, l’appareil respiratoire, le cœur, le sang, les vaisseaux sanguins, l’appareil digestif et uro-génital, la sexualité (homo et hétéro), les systèmes nerveux et endocriniens, immunitaire ou lymphatique et enfin l’activité psychique. Ces divisions du corps seront reprises dans la troisième partie du livre pour détailler les termes grecs des pathologies qui les frappent. Lacaze, après avoir donné la définition de l’anatomopathologie et celle de la pathologie, aborde tous les noms de microbes, virus, maladies, cellules, sans oublier les perversions et les métamorphoses.
Comme toujours, l’étymologie s’avère captivante (sarcophage « mangeur de chairs » de sarx, la chair) et prête parfois à confusion. Aussi Lacaze nous alerte-t-il sur ce qui semble grec mais ne l’est pas, sur ce qui semble latin mais provient du grec. Il souligne, et c’est l’un des aspects les plus intéressants du livre, la relation entre des mots désignant les parties du corps et des objets courants, comme le tissu, la clef, le sphincter et le Sphinx, l’embolie et le « verrou », ou la seringue (flûte, tuyaux…). L’on apprend qu’il existe des « chimères » génétiques et que l’auteur a une prédilection pour certains mots, qu’il ne résiste pas au plaisir de les écrire ici, comme « l’ischiojambier » (muscle de la cuisse qui fléchit et tend la hanche).
Quoi qu’en dise Montaigne (il avait horreur des médecins), il est difficile de concevoir la médecine sans médecin . C’est donc à la figure de ce dernier que Lacaze consacre la quatrième partie du livre. L’on y trouve dès lors tous les suffixes et les préfixes définissant la spécialité médicale, les noms qui se terminent en «- iatre », en «- logue ou -logiste »,
en « -pathes », « istes », « iens », les « thérapeutes », « -lystes », et les rares autres (le docimaste ou médecin légiste). Il incombe au médecin de respecter la « déontologie médicale », de procéder à un examen « clinique »
(klinê, le lit), pour repérer les symptômes, le syndrome, les prodromes et établir un
« diagnostic ». De nombreux termes des techniques médicales se construisent également sur des racines grecques (-graphie, -scopie, -opsie) tout comme ceux faisant partie de la thérapie (phytothérapie, posologie). Tous les « hydro », « anti », tant de noms de remèdes (opium, baume), tant de termes de chirurgie (en « -tomie », en « -plastie ») nous font voir la présence de la Grèce antique dans notre représentation du corps, de la maladie et de la santé (incarnée par la déesse Hygie). La communication, le marketing médical y trouvent aussi leur intérêt, car le mot grec confère une connotation scientifique à des choses simples, ainsi la « flore intestinale » se dit-elle désormais « microbiote ».
L’on découvrira encore que des prothèses existaient déjà dans la mythologie, comme l’omoplate en ivoire de Pélops et que la langue grecque parvient à rendre presque élégants des mots vraiment très crus, comme « orchidoclaste ».
Lacaze nous invite enfin à regarder sous un prisme grec (car une langue est aussi une lentille, une perspective) des questions qui nous paraissent contemporaines comme l’avortement ou l’euthanasie. L’on conclura avec Rabelais (qui était moine et médecin) : « C’est pourquoi il faut ouvrir le livre et soigneusement peser ce qui y est traité. Alors vous reconnaîtrez […] que les matières ici traitées ne sont pas si folâtre que le titre le prétendait. Et en admettant que le sens littéral vous procure des matières assez joyeuses et correspondant bien au titre, il ne faut pourtant pas s’y arrêter, comme au chant des sirènes, mais interpréter à plus haut sens ce que par hasard vous croyiez dit de gaieté de cœur » (2).
Chakè MATOSSIAN ■
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(1) Sur la traduction en arménien d’Hippocrate et Galien à l’époque médiévale, voir Stella Vardanyan, « La médecine dans l’Arménie médiévale », in Les arts libéraux et les sciences dans l’Arménie ancienne et médiévale, sous la dir. de Valentina Calzolari, Paris, Vrin, 2022 (notre compte-rendu dans Nor Haratch, n°347, 16 mars 2023).
(2) Dans le texte original : « C’est pourquoy il fault ouvrir le livre : et soigneusement peser ce que y est deduict. Lors cognoistrez que […] les metieres icy traictées ne sont tant folastres, comeme le iltre au dessus pretendoit. Et posé le cas, qu’au sens literal vous trouvez matieres assez joyeuses et bien correspondentes au nom, toutesfois pas demourer là ne fault, comme au chant des Sirenes : ains à plus hault sens interpreter ce que par adventure cuidiez dict en gayeté de cueur. » Rabelais, Prologue au Gargantua, Bib. de la Pléiade, p. 6.
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