LIVRES – La société civile en Turquie pourra-t-elle influer la politique du déni d’État à propos du génocide des Arméniens ?

La route est encore longue pour y parvenir, mais Hilda Kalfayan-Panossian laisse quelques espoirs dans son livre « Les Justes face au génocide »*, grâce aux intellectuels turcs de plus en plus nombreux qui travaillent sur la question.

Les Justes constituent un terme désignant ceux qui avaient sauvé des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Pour le cas arménien, il s’agirait plutôt de ceux qui ont protégé les enfants d’une extermination programmée en 1915, par des missionnaires étrangers, témoins des atrocités à cette période dans l’Empire ottoman. Qu’ils soient norvégiens, suédois, américains, estonien, allemands, canadien, danois ou suisses, Hilda Kalfayan-Panossian rend un hommage solennel à ces femmes et ces hommes qui ont pris un grand risque en choisissant de sauver des milliers d’adolescents dans des institutions qu’ils avaient créées pour la circonstance. D’autres minorités (kurdes, arabes, turques ou yézidis) ont aussi sauvé des orphelins arméniens, comme le tribunal allemand ayant jugé Soghomon Téhlérian, pour avoir exécuté Talaat à Berlin, ou le tribunal allemand ayant jugé les Unionistes à Istanbul, l’auteure des « Justes face au génocide des Arméniens » résume parfaitement les actions de chacun de ces héros dans un contexte compliqué et délicat.

Des témoignages officiels par des témoins en place

D’autres, moins connus, comme espions juifs, témoins allemands ou chef bédouin, ont présenté des rapports et publié des ouvrages accablants à propos du génocide des Arméniens. Plus célèbre, l’orientaliste allemand Johannes Lepsius a réalisé un véritable réquisitoire contre les autorités turques qui ont exterminé les Arméniens, tandis que son compatriote Armin Wegner a prouvé par l’image ces atrocités subies par les Arméniens dans des scènes atroces durant leur déportation en Syrie. D’autres encore, comme le politique suédois Branting, cité dans une thèse de Vahakn Avédian, le Père Félix Charmetant et les diplomates américains Leslie Davis et Henry Morgenthau, italien Gorrini ou russe Mandelstam ont dénoncé de façon tout à fait objectif la réalisation d’un génocide, comme aussi l’historien Arnold Toynbee de manière plus scientifique. Que dire du rôle du Vatican à cette période, en attendant l’ouverture de ses archives ? Du roman de l’Autrichien Franz Werfel sur le sauvetage des résistants du Moussa Dagh ?

Une 3e partie passionnante

La grande originalité pour les néophytes se trouve dans la dernière partie du livre avec le changement de la société civile en Turquie, à travers les universitaires qui ont pris leur distance vis-à-vis du négationnisme de l’État turc, surtout après l’assassinat de Hrant Dink. Grâce à leurs témoignages souvent poignants, nombreux sont ceux qui doutent de la position d’Ankara, à propos du génocide de 1915 et ont permis de découvrir d’une part l’origine de leurs ancêtres et d’autre part de s’ouvrir vers une réflexion libre et objective. Les nombreuses recherches de Hilda Kalfayan-Panossian ont abouti à des révélations de la part des intellectuels turcs, sans doute peu perceptibles par le lecteur non éclairé. Il semblerait que le terme « protec-
tion » serait plus approprié pour tous ceux qui ont voulu dénoncer la politique du silence imposée par l’État turc depuis plus d’un siècle. Ils méritent une véritable reconnaissance pour leur courage et les risques sur leur personne, comme Hrant Dink qui n’avait pas hésité à prendre la voix de la vérité au prix de sa vie.

Édouard Mardirossian

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* Les Justes face au génocide des Arméniens, de Hilda Kalfayan-Panossian, ouvrage publié par Kirk Publishing, avec une préface de Vincent Duclert, en 2024.